Lloyd Kaufman est le maître de la série Z. Une légende du cinéma de genre réalisé avec trois bouts de ficelle. Fier réalisateur, producteur et distributeur d'oeuvres mettant en vedette des monstres hideux, des jeunes femmes dénudées, du faux sang qui gicle et beaucoup, vraiment beaucoup, de second degré.

Kaufman est aussi - sans surprise - un habitué du festival Fantasia, où il a présenté dès 1997 son film Tromeo and Juliet (coscénarisé par James Gunn, cinéaste de Gardians of the Galaxy), produit par la célèbre compagnie de production indépendante Troma, spécialisée dans le divertissement pas chic et de mauvais goût.

«C'est de loin mon festival de films préféré. Il est très bien dirigé, par des gens qui connaissent leur cinéma. Chaque film y a sa place. On ne peut en dire autant de la plupart des festivals», dit-il du populaire événement montréalais, qui s'est ouvert jeudi avec la première de King Dave, de Podz.

Troma, une entreprise que Lloyd Kaufman préside et qu'il a cofondée il y a 42 ans, compte plusieurs centaines de films à son catalogue. Du cinéma gore, trash, érotique ou scatologique, aux titres aussi évocateurs que A Nymphoid Barbarian in Dinosaur Hell, Tales From the Crapper ou encore Poultrygeist: Night of the Chicken Dead, mettant en vedette des poulets zombies surdimensionnés. Bref, du mauvais goût des plus délicieux...

Kaufman, personnage iconoclaste, a lui-même tourné quelque 25 films du répertoire Troma. Aucun n'est plus célèbre que The Toxic Avenger, parodie gore de film de superhéros, qu'il a réalisé en 1984 et qui a inspiré plusieurs suites, des adaptations en bandes dessinées et même une comédie musicale (créée par David Bryan, le claviériste de Bon Jovi, et présentée notamment à New York, Londres, Toronto et Calgary).

Samedi, minuit, au Théâtre Hall de l'Université Concordia, Fantasia présentait une projection spéciale de ce film culte en version franco-française (Toxic le ravageur), en présence du cinéaste. L'histoire de Melvin, un concierge de centre d'entraînement et souffre-douleur de sa clientèle, qui se transforme en monstre justicier après être tombé d'une fenêtre dans un baril de déchets toxiques...

Toxie (c'est son nom), avec son visage de caoutchouc fondu et sa vadrouille à la main, est devenu avec les années la figure emblématique de Troma. Le Mickey Mouse de l'anti-Disney qu'est l'entreprise subversive de Lloyd Kaufman. 

«À l'époque, on pouvait encore faire de l'argent avec nos films. The Toxic Avenger avait eu droit à 2000 écrans. Aujourd'hui, les vrais films indépendants ne peuvent pas trouver d'espace de diffusion, ni à la télévision ni au cinéma.»

Troma produit moins de films depuis quelques années, et survit grâce à la vente de ses DVD. Lloyd Kaufman en a long à dire sur le milieu du cinéma qui a vendu son âme au diable et empêche la création, les médias de masse et leurs liens incestueux avec les multinationales ou encore les politiciens lèche-bottes («Bernie Sanders est aussi pire que Donald Trump et Hillary Clinton», dit-il).

Kaufman est férocement indépendant. Il se targue d'être le moins rentable des producteurs américains et d'avoir survécu à plus de 40 ans de tentatives de censure et de contrôle par le Grand Capital. «Aux États-Unis, où on ne voulait pas nous donner de cote 18 ans et plus. En France, on a coupé seulement 30 secondes et le film était classé 13 ans et plus!» Une question de culture? «Non! Une question de corruption! Elle est légale aux États-Unis. On appelle ça le lobbying!»

Lloyd Kaufman a le sens de la formule. Il partage l'humour caustique et absurde d'un François Gourd, et son allergie à toute forme de rectitude politique. Il aime choquer et l'a fait à profusion tout au long de sa carrière. Kaufman a étudié à Yale, à la fin des années 60, en études chinoises. À l'époque, il lisait Les cahiers du cinéma, découvrait la Nouvelle Vague et produisait des films avec son camarade de classe Oliver Stone.

«C'est grâce à Yale que je fais des films. J'y ai appris le yin et le yang. C'est comme ça que j'envisage l'évolution de l'industrie du film. Faire des films s'est démocratisé. N'importe qui peut faire un film. Ce n'est plus une question d'argent. Mais avec la convergence des médias et le monopole des conglomérats, vivre de son art est devenu impossible pour les indépendants.»

Cinéphile averti qui cite Chabrol et Truffaut en parlant le français - qu'il a appris à l'enfance dans une famille bourgeoise new-yorkaise -, Lloyd Kaufman considère le cinéma comme une forme d'art à chérir et protéger. Il n'en est pas moins le roi du cinéma trash. Ses plus récents films, Return to Class of Nuke 'Em High volumes I et II - «Une idée que m'a suggérée Tarantino dans un festival en Espagne» -, met en scène des étudiants transformés en monstres après avoir ingurgité trop de repas de la cafétéria scolaire...

Dans son documentaire All the Love You Cannes (2005), sur un pèlerinage de Troma au Festival de Cannes, l'équipe de Kaufman se plaît à bousculer l'ordre établi (c'est sa spécialité!) en prenant d'assaut une conférence de presse de Jean-Claude Van Damme, en bousculant des relationnistes et en se promenant en tenue d'Ève et d'Adam sur la Croisette.

À 70 ans, Lloyd Kaufman s'amuse toujours ferme. Il est adulé par des admirateurs indéfectibles, un peu partout dans le monde. (Il vient d'être invité en Russie, où on doit lui rendre hommage, alors que ses films n'y ont jamais été distribués.) Mais on sent chez lui une certaine rancoeur, liée sans doute au statut toujours précaire de son entreprise.

Pour renflouer les coffres de son entreprise, l'auteur du livre All I Need to Know About Filmmaking I Learned From the Toxic Avenger espère pouvoir bientôt compter sur les redevances du remake hollywoodien de son film le plus célèbre, pour lequel Arnold Schwarzenegger fut un temps pressenti et qui est toujours en chantier.

«Toute ma carrière, j'ai gardé le contrôle sur mes oeuvres, dit-il. J'y tiens. Il y a toujours moyen de trouver de l'aide. Il suffit de se nourrir à la bonne mamelle, de sucer les bonnes personnes. Il y a même des subventions pour les travailleurs de mine de tendance centre gauche avec le pied d'athlète. Moi, j'ai toujours refusé de faire des compromis. Je suis le dernier dodo de la plage. Trois générations de cinéphiles se sont intéressées à mes films, qui sont devenus des succès cultes grâce au bouche-à-oreille.»

Le secret de son succès? «Nos films sont excellents et nous avons une arme secrète: des légions de fans. C'est comme avoir des milliers d'employés, sans avoir à les payer. Parce que nous n'avons pas du tout les moyens de les payer!»