C'est la chanson la plus émouvante, la plus poignante, la plus déchirante du répertoire de Radiohead. True Love Waits, composée en 1994 - avant même la parution de The Bends -, est longtemps restée un joyau quasi secret du groupe britannique. On n'a pu l'entendre qu'en spectacle avant qu'elle ne soit enregistrée en 2001, en version «live» (comme disent les Français), pour le mini-album I Might Be Wrong.

Une pièce guitare-voix, dépouillée comme le sont rarement les chansons de Radiohead, sans le moindre artifice. Thom Yorke grattant quelques accords seul sur scène, sa voix plaintive semblant sur le point de craquer. L'émotion brute, viscérale, d'un artiste souvent accusé d'être froid et cérébral. La poésie touchante de candeur et d'abandon d'un homme qui chante «I'm not living, I'm just killing time». Avant de supplier à la fin, en désespoir de cause, comme jadis Jacques Brel sur la scène de l'Olympia: «Just don't leave, don't leave.»

Elle est partie, l'an dernier. Après 23 ans de vie commune. L'ex-compagne de Thom Yorke, qui hante comme un spectre mélancolique le nouvel opus de Radiohead, A Moon Shaped Pool, lancé dimanche. Un neuvième album studio qui se conclut, justement, par une nouvelle mouture de True Love Waits et ces paroles: «Don't leave.»

La perle que les fans n'attendaient plus sur un album studio revit sous une relecture plus dense et complexe. Les accords de piano ont remplacé ceux de la guitare acoustique, le tempo s'est fait plus doux, comme si le temps s'était arrêté ou était devenu abstrait. La blessure d'amour, manifestement, reste encore vive.

Musicalement, cette nouvelle version de True Love Waits résume à elle seule l'évolution de Radiohead depuis deux décennies. Et explique que certains admirateurs de la première heure, qui regrettent les mélodies plus franches de The Bends, ne se retrouvent plus dans la musique du groupe d'Oxford depuis longtemps.

Avec Radiohead, il y a peu de place pour la nostalgie. Contrairement à toutes ces formations qui, après une décennie d'inspiration (en moyenne), font du surplace pendant des années, revisitant leurs vieux hits pour des fans qui n'en demandent pas davantage, Radiohead se renouvelle sans cesse.

U2 n'a pas été réellement inspiré depuis 25 ans. Les Rolling Stones depuis 35 ans. Quand, au rappel d'un spectacle, les chansons d'un groupe ont en moyenne 20 ans (bonjour Pearl Jam!), on sait que ses meilleures années sont derrière lui, comme disent les commentateurs sportifs.

Cela n'enlève rien aux redoutables «showmen» que sont les Stones ou Pearl Jam, mais on attend leur prochain album comme on attend son prochain rendez-vous chez le coiffeur. Il faudra bien y aller, chez le coiffeur. En revanche, les albums de Radiohead sont aussi attendus par leurs admirateurs que leurs spectacles, dont on sort le sourire aux lèvres, que notre chanson préférée d'OK Computer ou de Hail to the Thief ait été jouée ou pas.

J'entretiens avec les groupes de musique le même rapport que la plupart des mélomanes: mon intérêt décline généralement après trois ou quatre albums. Je ne suis pas un fan dans l'âme. Je fais une exception pour Radiohead.

J'ai raté Thom Yorke en 93 au Woodstock, bar de la Main que je fréquentais par ailleurs - j'étais à Verdun avec un Kurt Cobain semi-comateux -, mais je me suis rattrapé plusieurs fois depuis 20 ans, du Métropolis au Centre Bell en passant par la salle Wilfrid-Pelletier et le parc Jean-Drapeau. Je me suis même posté à l'extérieur des studios de MusiquePlus, à l'angle De Bleury et Sainte-Catherine, pour écouter Yorke chanter Karma Police de l'autre côté de la vitre. Avec une cinquantaine de personnes, malgré le bruit du trafic.

Je sais que Radiohead a de nombreux détracteurs (allô Hugo Dumas!), mais il n'y a pas eu à mon sens, depuis deux décennies, de groupe rock plus influent. OK Computer a été pour moi le meilleur album rock des années 90; et Kid A, le meilleur album rock des années 2000. Depuis, Radiohead est resté à l'avant-garde, toujours prêt à se réinventer - pas trop, juste assez.

Il en est ainsi avec A Moon Shaped Pool, qui renoue d'une certaine manière avec des racines rock (les guitares acoustiques de Desert Island Disk ont un charme rétro des années 70), sans pour autant verser dans la redite. C'est un album riche et sophistiqué, cohérent et mélodique, qui multiplie les orchestrations de cordes. Il y a toujours de la statique sur les ondes, de l'exploration sonore et rythmique, mais on s'égare moins dans l'expérimentation que sur le précédent The King of Limbs.

A Moon Shaped Pool est aussi un album très sombre, mélancolique et à mon avis cinématographique, qui évoque une bande originale de polar ou de film d'horreur. Le vidéoclip anxiogène de Paul Thomas Anderson pour la pièce Daydreaming, dévoilé la semaine dernière, a d'ailleurs des airs de The Shining avec ses portes ouvertes sur de multiples univers.

La musique du classique de Stanley Kubrick, rappelait lundi le collègue Alain Brunet, était signée Krzysztof Penderecki, qui a influencé les arrangements sur le nouvel album du guitariste Jonny Greenwood, auteur des musiques de plusieurs films de P.T. Anderson. Toute est dans toute, comme dirait l'autre...

On se laisse happer par les tourbillons hypnotiques et les crescendos harmoniques de Greenwood. Thom Yorke, de son côté, nous offre le plaisir de réentendre les mélodies de sa voix, davantage à l'avant-plan. On le sent inquiet: de l'état de la planète, des rapports amoureux, de l'inconscience collective. «This is a low-flying panic attack», chante-t-il sur Burn the Witch, première pièce du disque qui donne le ton, avec ses coups d'archet lancinants.

Les références à la récente rupture de Yorke se devinent çà et là. «You really messed up everything», chante-t-il (pour lui-même?) sur la psychédélique Ful Stop. «Broken hearts make it rain», ajoute-t-il joliment sur Identikit. «It's too late, the damage is done», conclut-il de tout son spleen sur Daydreaming. Sa voix brisée sur Glass Eyes n'a pas été aussi vulnérable et fragile depuis longtemps. Depuis True Love Waits.