Au premier coup d'oeil, je me suis dit: «Mais quelle idée»? Un clown qui joue du violon avec un sabre, des notes jaillissant de son corps décapité comme une fontaine de sang. Pour illustrer une affiche censée faire la promotion du 16e Festival du monde arabe...

Je me suis dit qu'il y avait d'autres façons d'intéresser le public montréalais à un événement festif que de lui donner l'impression d'être convié à un concert des jeunesses musicales du groupe armé État islamique (EI).

J'ai pensé que d'un côté, les Arabo-Québécois trouveraient pour le moins discutable d'être associés ainsi à des barbares coupeurs de têtes. Et que de l'autre, certains «non-Arabes» pourraient être confortés dans leurs préjugés. L'affiche est rouge, le sabre maculé, l'internet rempli d'images de décapitations: certains en concluent que la culture arabo-musulmane baigne tout entière dans le sang.

Je me suis dit, enfin, qu'un responsable des communications avait bâclé sa mise en marché et que plusieurs avaient omis de lever le drapeau rouge de la controverse évidente et évitable.

Ce n'est pas une caricature de Charlie Hebdo, ai-je pensé; c'est l'affiche d'un festival de musique, de théâtre, de danse et de cinéma arabes. J'avais tort. C'est un peu une caricature de Charlie Hebdo. L'intention n'est pas innocente. Au contraire. Cette affiche est volontairement provocatrice, réfléchie, assumée. Étudiée, même, depuis des mois.

Je n'avais pas tout faux: l'affiche a bien suscité les réactions que j'avais anticipées (il ne fallait pas être devin). D'un côté, certains ont exprimé des craintes de voir le Festival du monde arabe (FMA) assimiler la culture arabe à une culture de la violence. De l'autre, le flot habituel de commentaires xénophobes que l'on retrouve sur les réseaux sociaux: «La culture arabe est meurtrière, même quand elle s'exprime par l'humour et le sarcasme.»

Je n'invente rien. Les exemples cités sont ceux du FMA lui-même, qui a décidé d'expliquer sa démarche dans une longue lettre, en réponse à la polémique. La direction du FMA, qui a commencé samedi et se déroule jusqu'au 15 novembre, admet avoir voulu contrarier les xénophobes et les dogmatiques, et reconnaît que son affiche constituait «la recette idéale pour une explosion d'ambiguïtés, de confusions et d'adversités».

Ce n'est pas moi qui vais dire le contraire. En voyant l'affiche pour la première fois, je me suis dit qu'elle était de nature à nourrir la croyance que «les» Arabes, de manière monolithique, sont des terroristes anti-Occidentaux, des décapiteurs en série et des esclavagistes niant les droits les plus élémentaires aux femmes.

Je ne nie pas que tout cela existe; des régimes sont les complices de cet obscurantisme. Il semble que c'est aussi ce que le Festival du monde arabe ait voulu démontrer sans équivoque: qu'il pose un regard lucide, sans faux-fuyants, sur ce qui se passe dans les pays arabo-musulmans. «Aujourd'hui, le monde arabe meurt et se meurt dans une horreur généralisée, et sa culture avec», écrit sa direction.

Avec cette affiche provocatrice d'Arlequin décapité, le FMA veut rappeler que la dérision peut être une réponse à la violence. Ses dirigeants ne se considèrent pas comme «des prêcheurs de la bonne parole ni des missionnaires du consensus interculturel». Ils ont, à l'image de la communauté arabo-musulmane de Montréal, des avis divergents.

Ils sont préoccupés par le saccage du site archéologique de Palmyre, en Syrie, symbole de la barbarie de l'EI, par le sort scandaleux réservé au blogueur Raif Badawi en Arabie saoudite et par l'inaction de l'Occident. «Fous d'Allah et fous du néant rivalisent d'ingéniosité pour offrir au monde le meilleur du pire, disent-ils. Démence barbare d'un côté, perversion et hypocrisie non moins sanguinaires de l'autre.»

Le monde arabe ne tourne pas rond. Il y a, contrairement à ce que certains voudraient le faire croire, bien des Arabes pour le reconnaître et s'en désoler. Qu'ils soient musulmans, chrétiens, juifs ou athées. C'est peut-être ce que voulait rappeler cette affiche, que le FMA décrit comme «une tentative d'ironie noire qui veut plus faire réfléchir que rire».

Je retiendrai le mot «tentative». Lorsqu'une caricature - parce que c'est bien de cela qu'il s'agit - nécessite une note explicative de 30 lignes suivie quelques semaines plus tard d'une précision de 2000 mots, c'est qu'elle n'est pas claire. S'il te faut expliquer ta blague, c'est qu'elle est ratée.

«Faut-il peut-être rappeler qu'Arlequin est un personnage de la commedia dell'arte portant un chapeau oriental? Ou qu'il est aussi une figure soufie symbolisant la dérision?» Ça se peut. Dans ses précisions, la direction du FMA, un organisme apolitique, reproche à ses détracteurs de se limiter à son affiche sans se référer aux notes d'intention de son auteur. «Ce qui est surprenant, c'est de voir autant de personnes attribuer au visuel des intentions qui sont en contradiction évidente avec la proposition qui l'accompagne.»

Si la contradiction était si évidente, il n'y aurait pas de polémique. Une oeuvre d'art se passe généralement d'explications. Si certains ont perçu chez ce clown décapité l'exploitation maladroite de préjugés sur l'islam plutôt que le «symbole d'une culture arabe guillotinée, séparée des mots de ses grands poètes et libres penseurs», ce n'est pas surprenant. L'équivoque nourrit la part d'ombre de l'art, laissant libre cours à toutes les interprétations. Et c'est tant mieux.

L'avantage de ce genre de controverse, c'est qu'elle porte à réfléchir. Or, à la réflexion et la nuance, l'époque préfère le binaire et le manichéen. Vous êtes avec nous ou avec eux, pour le bien ou pour le mal. Se questionner, douter, est perçu par plusieurs comme une faiblesse. On préfère se vautrer dans ses certitudes. «Ne craignez rien, le clown du FMA ne tue pas, mais le ridicule du monde, oui!», conclut le Festival du monde arabe. J'en ai bien peur.