Le bruit était sourd et régulier. Des tam-tams sans joie ni fantaisie. Mardi, des dizaines de policiers de l'escouade antiémeute s'exerçaient sur un terrain de football, en uniforme, frappant leur matraque sur leur bouclier au rythme de leurs pas. Le contraste était saisissant avec le calme régnant dans l'immense espace vert ensoleillé de Boscoville, à Rivière-des-Prairies.

L'établissement, fondé dans les années 40 et spécialisé dans la délinquance juvénile, fer de lance de la psychoéducation, a fermé ses portes en 1997, avant de les rouvrir il y a 15 ans. C'est ici qu'à l'adolescence, le sculpteur et peintre André Turpin a découvert sa vocation. Pour ne pas dire une raison de vivre.

Devant l'un des immeubles du centre, sa sculpture La famille (1987), d'un vert émeraude texturé, témoigne à la fois de son séjour à Boscoville et de sa propre famille, qu'il n'a jamais connue. «On le voyait souvent venir à vélo, voir si sa statue était bien entretenue», m'explique Daniel, qui travaille sur place pour l'organisme de réinsertion sociale D3 Pierres.

Orphelin de Duplessis trimballé de l'orphelinat à la maison de redressement en passant par un foyer d'accueil inhospitalier, André Turpin, qui aura 78 ans dans 10 jours, a vécu une enfance marquée par la violence et l'isolement, après le décès de sa mère, à sa naissance.

À 17 ans, il découvre Picasso et le cubisme, grâce à un éducateur de Boscoville qui reconnaît en lui un talent exceptionnel. Turpin s'aménage un premier atelier de fortune, dans un cagibi sous un escalier du centre, et gagne le premier prix d'un concours de dessin dont le jury est composé des comédiens Jean-Louis Roux, Jean Gascon et Jean Duceppe, et de l'animateur Guy Mauffette.

Sa vie est sur le point de basculer. Jean-Louis Roux lui offre 20$ pour son oeuvre, la première et l'une des rares qu'il acceptera de vendre. Il protégera par la suite jalousement son patrimoine, après des études à l'École des beaux-arts - où il a notamment eu Alfred Pellan comme professeur et Serge Lemoyne comme camarade de classe -, refusant de céder ses tableaux, malgré l'insistance des collectionneurs et une cote enviable dans le Guide Vallée (spécialisé dans le marché de l'art canadien) au début des années 90.

J'ai pensé à tous ces collectionneurs déçus en découvrant, entassée dans un sous-sol de Boscoville, la quasi-somme de la vie d'artiste d'André Turpin: quelque 800 toiles, certaines absolument magnifiques, de tous les styles, formats et époques. Une véritable caverne d'Ali Baba d'oeuvres abstraites, monochromes ou colorées, évoquant tantôt Riopelle ou Borduas, célèbres automatistes à qui il a été comparé, tantôt Matisse ou Modigliani (lui-même se décrit comme un «peintre symboliste, à parenté automatiste»).

Il y a deux ans, André Turpin a enfin consenti à se départir de certains de ses dessins et tableaux, à condition que leur vente se fasse au profit d'oeuvres caritatives venant en aide aux enfants. En déplaçant lui-même un tableau, il a perdu pied sur la passerelle d'un camion-remorque avant de subir un traumatisme crânien.

Depuis, il n'est plus le même. Il ne reconnaît plus ses amis, et ne se souvient plus qu'il a été un artiste bohème et un séducteur en série de muses, soutenu par un mécène (qui lui a prêté une maison patrimoniale à Ahuntsic pendant des années), courtisé par des amateurs d'art jusqu'à Paris. Un artiste sans le sou qui échangeait, lorsqu'il n'avait plus le choix, un tableau à un collectionneur contre des dizaines de tubes de peinture.

«Il n'a jamais voulu lâcher son tableau lorsqu'il est tombé. Il ne s'est pas protégé», regrette son vieil ami Réjean Pimparé, qui était à quelques dizaines de mètres de Turpin lors de l'accident et qui est devenu depuis son tuteur légal. «Il n'a pas de famille, dit-il. Je le connais depuis 35 ans. Je ne pouvais pas le laisser à lui-même.» Avec sa compagne Nathalie Bracken et un cercle d'amis de Turpin, Réjean organise le week-end prochain, à Boscoville, une exposition-vente des oeuvres de l'artiste, afin d'amasser des fonds pour des organismes d'aide aux enfants, tel qu'il le souhaitait.

«Tout au long de sa vie, Turpin a voulu que son oeuvre serve la cause des enfants», rappelle Réjean, sculpteur de formation, que j'ai rencontré avec Nathalie dans leur atelier du quartier Saint-Michel. Du beau monde. Des artisans discrets - ils fabriquent des décors, notamment pour la télé et le cinéma -, à qui Turpin rendait visite tous les midis pour prendre un café, ces dernières années. Ils lui rendent désormais la pareille, deux ou trois fois par semaine dans un CHSLD, même s'il ne les reconnaît plus et que la violence de son enfance semble parfois resurgir dans ses comportements désinhibés.

«Il me dit parfois: «Les gars veulent me battre!» Il s'imagine adolescent à Boscoville», dit Réjean. Avant son accident, il gardait surtout de bons souvenirs de l'établissement, qui fut sa planche de salut. «Il disait que Boscoville lui avait donné une âme», se souvient Nathalie.

«On vient de me sortir du néant. Je viens au monde en tant qu'artiste», a-t-il d'ailleurs confié à son ami de longue date Laurent Lachance, l'un des créateurs de l'émission Passe-Partout, dont la biographie de Turpin, inspirée d'entretiens avec l'artiste, doit paraître d'ici quelques mois. «Pendant des années, il a refusé de parler de son enfance. Il a été battu, bafoué. Puis, un jour, il a accepté de se livrer à Laurent. Pour montrer comment un enfant condamné d'avance peut s'en sortir», explique Nathalie.

Dans leur atelier de la 10e Avenue, bric-à-brac sympathique où l'on trouve pêle-mêle des tableaux, des dessins et des sculptures d'André Turpin jusqu'au plafond, Nathalie et Réjean préparent l'exposition L'envol, dont le vernissage aura lieu vendredi prochain (l'expo se poursuivra le samedi et le dimanche). Quelque 70 «anciens» de Boscoville, pensionnaires et éducateurs, sont attendus. Turpin, lui, ne pourra être présent. Ses idées d'artiste valsent ailleurs, en abstractions monochromes et en couleurs.