La créativité des Québécois est l'une de leurs richesses naturelles. On l'entend souvent, celle-là. Et pas seulement quand le Cirque du Soleil est vendu à des intérêts américains et chinois. Les politiques le rappellent à chaque occasion: «On a du talent à revendre, il nous sort par les oreilles», avant d'enchaîner, exemple à l'appui, avec l'improbable trio Arcade Fire-Céline Dion-Xavier Dolan...

Les Québécois sont-ils plus créatifs que les Ontariens, les Chinois, les Danois ou les Mexicains? S'il est une chose difficile à jauger, c'est bien celle-là. Ce qui est certain, en revanche, c'est qu'au chapitre du chauvinisme, les Québécois ne donnent pas leur place.

Je ne sais pas si nous comptons parmi les peuples les plus créatifs, ni même parmi les plus créatifs «per capita», une autre unité de mesure d'un flou résolument artistique. Mais ce dont je suis convaincu, après plus de 20 ans à faire ce métier, c'est que le Québec profite d'un bassin de comédiens remarquables.

Je me le suis répété souvent ces derniers mois, en regardant des films, des émissions de télé et des pièces de théâtre québécoises: il y a vraiment chez nous des acteurs de très grand talent. Pas seulement ceux à qui l'on pense d'ordinaire, les têtes d'affiche, les premiers rôles, les vedettes populaires.

Le Québec regorge de comédiens parfois sous-estimés ou méconnus, qui façonnent leur art à la manière d'artisans, à la recherche de la bonne note, du ton juste, sans effets inutiles ni esbroufe. Des Steve Laplante ou des Guillaume Cyr, des Muriel Dutil et des Evelyne Rompré, pour n'en nommer que quelques-uns vus récemment sur les planches.

Guy Nadon n'est pas méconnu. Il a remporté de nouveau dimanche un prix au gala Artis, ce concours de popularité panquébécois, dans la catégorie du meilleur acteur de téléroman. Un prix amplement mérité. Nadon est excellent - c'est-à-dire égal à lui-même - dans le rôle du patriarche de la série télé O' à TVA, qui lui a sans doute valu plus de votes que son rôle délirant d'acteur libidineux dans Série noire, à Radio-Canada.

Il interpréta, il y a une vingtaine d'années, un Cyrano mémorable au TNM. Mais je ne sais pas s'il a déjà été plus magistral que dans le rôle d'Édouard, un prof d'histoire qui perd la mémoire, dans Tu te souviendras de moi de François Archambault. J'avais raté la pièce, Prix Michel-Tremblay 2014, lors de sa création à La Licorne dans une mise en scène de Fernand Rainville. Elle y est en reprise jusqu'au 16 mai, avant une tournée du Québec à l'automne (et un retour à la Licorne en novembre).

L'auteur de La société des loisirs pose un regard percutant sur le Québec d'aujourd'hui, ses espoirs et ses échecs, à travers la mémoire défaillante d'un intellectuel nostalgique. Édouard a l'impression de s'effacer peu à peu, et de disparaître avec l'idée même qu'il s'était faite du Québec.

«Le Québec a raté son rendez-vous avec l'Histoire», dit-il, comme bien d'autres souverainistes déçus ou amers, n'ayant pas vu leur rêve se réaliser et n'espérant plus rien de la génération Y (qui sait à peine qui fut René Lévesque). Cet historien, universitaire, personnage public cultivant avec minutie son aura médiatique, a été forcé à la retraite par la maladie. Jamais le mot Alzheimer n'est prononcé, même si c'est bien de cela qu'il s'agit.

Édouard est toujours aussi éloquent, savant, pédant, lorsqu'il évoque le passé. Il dit se souvenir du nom de ses étudiantes, surtout les plus séduisantes, mais n'arrive pas à retenir celui de son nouveau gendre, qu'il vient pourtant de rencontrer.

Tu te souviendras de moi, dont le titre est tiré d'une vieille chanson yé-yé de Marc Gélinas, s'interroge sur le «moment présent» et sur cette trace que l'on souhaite laisser de soi aux autres. C'est une oeuvre qui traite à la fois de perte de mémoire individuelle, familiale et collective. La famille d'Édouard, marquée par des traumatismes du passé, est confrontée à ses paradoxes, comme ce Québec demeuré figé pour certains dans un état perpétuel de déprime post-référendaire.

Le texte de François Archambault, puisant son inspiration dans quelques lieux communs liés à la politique, à l'éducation ou aux nouvelles technologies, pourrait passer pour prêchi-prêcha s'il n'était traversé d'autant de traits d'humour, de lucidité et d'autodérision. On connaît tous à divers degrés un Édouard, sentencieux, prétentieux, convaincu de détenir la vérité, méprisant l'inculture des plus jeunes générations. Après moi, le déluge!

C'est justement dans un duel générationnel, allant bien au-delà des clichés, que Tu te souviendras de moi puise ses scènes les plus fortes et bouleversantes. François Archambault, dont le beau-père est atteint de la maladie d'Alzheimer, a imaginé une rencontre entre ce baby-boomer récalcitrant, formé au cours classique, et une jeune punkette insolente, accro à son téléphone intelligent.

La prémisse n'est pas inédite. Mais l'humanité qui transpire de leurs conversations, la vérité de leurs échanges, les liens réels que tissent ces deux personnages sont magnifiés par le jeu de la jeune Emmanuelle Lussier Martinez, éblouissante, et la maestria de Guy Nadon, transi d'émotion, fort de toutes les nuances de son art, entier, généreux, volontaire, modulant sa voix unique au gré des situations, pleinement investi dans ce rôle écrit sur mesure pour lui.

Un rôle exigeant, épuisant, épatant, auquel Guy Nadon se consacre corps et âme, et qui restera, j'en suis convaincu, parmi les plus grands de sa carrière. Un rôle grandiose, à la mesure d'un monument national.