C'est la scène la plus poétique, et la plus absurde, que j'aie vue au cinéma depuis longtemps. De jeunes Maliens disputent un match de soccer sur un terrain de fortune, vêtus des maillots bigarrés de leurs équipes préférées. Ils suivent en essaim, d'instinct, le rythme et la direction du jeu. Un garçon hésite à tirer un penalty, attend qu'une chèvre passe. Il s'élance, soulève un nuage de poussière, et l'on comprend que le match se joue sans ballon.

Une métaphore de l'absurdité de l'islamisme radical - qui interdit la pratique du football - doublée d'une illustration du sport comme forme d'art qui font de Timbuktu, superbe long métrage d'Abderrahmane Sissako, l'un des prétendants à l'Oscar du meilleur film en langue étrangère, demain.

Le sport comme art et comme métaphore politique. C'est aussi l'essence d'un autre film présenté en mai dernier au Festival de Cannes. Red Army de Gabe Polsky, fascinant documentaire à l'affiche vendredi, s'intéresse à la grande équipe de hockey de l'Armée rouge (fondée par Joseph Staline) et au parcours de son capitaine emblématique, Vladislav Fetissov.

Produit par Werner Herzog, Red Army n'est pas un simple film de hockey. C'est une incursion derrière le rideau de fer, un regard sur la guerre froide et une métaphore de l'URSS à travers les exploits sportifs d'une équipe qui a symbolisé tour à tour la suprématie et la déliquescence du régime soviétique.

Il y aura 35 ans demain, en demi-finale des Jeux olympiques de Lake Placid, qu'avait lieu le célèbre «Miracle On Ice». Une bande de joueurs universitaires des États-Unis a défait contre toute attente une équipe soviétique que l'on disait invincible, avant de remporter l'or contre la Finlande.

Herb Brooks, l'entraîneur de l'équipe américaine, avait confié au président Jimmy Carter, que c'était bien la preuve de la supériorité du capitalisme et que le mode de vie américain était «celui qu'il faut suivre». De l'autre côté du détroit de Béring, on n'avait pas trouvé l'expérience miraculeuse, bien au contraire.

À l'époque, le cinéaste Gabe Polsky n'avait pas encore 1 an. C'est en découvrant sur une vieille vidéocassette la finale de la Coupe Canada de 1987 entre l'URSS et l'équipe Canada de Wayne Gretzky et Mario Lemieux que ce fils d'immigrés soviétiques originaire de Chicago a eu l'idée de tourner un documentaire sur la mythique équipe de l'Armée rouge.

«Cet esprit, ce jeu collectif n'ont pas été appréciés à leur juste valeur, du moins, pas aux États-Unis. Ce n'était pas seulement du hockey, c'était de l'art, une forme d'expression créative hors du commun. La LNH aurait intérêt à s'en inspirer davantage aujourd'hui», croit Polsky, ancien joueur de centre de l'Université Yale, où il a étudié en science politique.

Au coeur de son film se trouve un personnage fort, Slava Fetissov. On le suit de ses débuts à 8 ans avec Anatoli Tarassov, éminence grise du hockey soviétique - qui s'inspirait autant des grands joueurs d'échecs que des danseurs du Bolchoï -, jusqu'à ses deux victoires en finale de la Coupe Stanley avec les Red Wings de Detroit, 30 ans plus tard.

Fetissov, que l'on sent souvent irrité par les questions du cinéaste, n'est pas toujours présenté sous son meilleur jour dans ce documentaire qui évite la complaisance. «C'est un gars brillant, imprévisible, extrêmement intéressant, mais difficile à interviewer, me confie Gabe Polsky, qui a eu peine à convaincre Fetissov de lui accorder une entrevue. C'est un homme d'expérience, qui a une âme profonde, et aussi une carrière politique à protéger.»

Neuf fois champion du monde, double médaillé d'or olympique, Fetissov a été nommé ministre des Sports de la Russie en 2002 par Vladimir Poutine. Il a été l'un des fers de lance de la candidature de Sotchi aux Jeux olympiques d'hiver de 2014 et est aujourd'hui membre de la Chambre haute de l'Assemblée de la Fédération russe.

Red Army, truffé d'images d'archives, se penche sur la relation tendue entre Fetissov et son entraîneur Viktor Tikhonov, nommé par le directeur du KGB pour remplacer Tarassov, qui lui a légué l'une des plus belles équipes de l'histoire du hockey. Celle du duo défensif de Slava Fetissov et Alexeï Kasatonov, du fameux trio «KLM» de Vladimir Kroutov, Igor Larionov et Sergueï Makarov, et du grand gardien de but Vladislav Tretiak.

Tikhonov a instauré un régime de terreur dans l'équipe nationale après la défaite de Lake Placid. Il isolait les joueurs dans un camp d'entraînement pendant 11 mois, sans accès à leur famille. Il les soumettait à quatre entraînements quotidiens d'une intensité insupportable et les traitait comme des bêtes de cirque.

«Des joueurs pissaient du sang», raconte à la caméra Vladislav Tretiak, aujourd'hui président de la Fédération russe de hockey sur glace, qui a mis fin prématurément à sa carrière. «Ma jeunesse a été gâchée, dit-il. Mes enfants ne me voyaient qu'en photo. À 32 ans, j'étais au bout du rouleau.»

Le hockey était à l'époque l'un des instruments phares de la machine de propagande soviétique. Une machine qui fabriquait des champions tout en les broyant. «La beauté du jeu de l'époque et les méthodes tyranniques de l'entraîneur forment un grand paradoxe, reconnaît Gabe Polsky. La Russie a perdu

20 millions de personnes pendant la guerre. C'est un pays compliqué.»

Slava Fetissov, à qui l'on avait promis d'être le premier joueur soviétique autorisé à jouer dans la LNH, a quitté avec fracas l'équipe nationale lorsque Tikhonov l'a empêché de se rendre aux États-Unis. Il n'était autorisé à s'entraîner nulle part, sa famille a été placée sous surveillance par le KGB et il a même été tabassé par la police.

Le plus grand défenseur de l'histoire du hockey russe est passé du statut de héros national à celui de traître à la nation. Et les choses ne se sont pas améliorées avec son départ pour la LNH, qu'il a obtenu à l'arraché, en se faisant démobiliser de l'Armée rouge. «On nous détestait!», se rappelle-t-il.

«Je n'en veux pas ici, les joueurs n'en veulent pas ici, et vous allez regretter leur présence ici!», avait déclaré Don Cherry, à l'arrivée de la première vague de joueurs soviétiques dans la LNH. Il y a des esprits obtus qui ne comprennent rien à l'art ni au sport.