Il y a ce qui intéresse le public. Et il y a ce qui est d'intérêt public. Ce sont deux choses distinctes.

Publier ou ne pas publier? Telle est la question que se posent certains médias américains ces jours-ci, alors que le Tout-Hollywood croule sous la menace de révélations de potins plus ou moins juteux par des pirates informatiques s'identifiant sous la bannière poétique des Gardiens de la paix.

Plusieurs aimeraient, justement, que ces pirates-là leur fichent la paix. À commencer par les dirigeants du studio Sony, victime en octobre d'une cyberattaque qui n'en finit plus de finir. Des pirates ont subtilisé tous les courriels des employés de la multinationale ainsi que quantité d'informations «sensibles» (numéros d'assurance sociale, salaires, dossiers médicaux, etc.).

Ces informations ont été ébruitées au compte-gouttes jusqu'à présent par les pirates, puis relayées par les médias. C'est ainsi que l'on a notamment appris que George Clooney était très sensible aux mauvaises critiques et qu'Angelina Jolie, selon un producteur influent, serait «une enfant gâtée, au talent limité».

Ce même producteur, Scott Rudin, a dû s'excuser auprès du président Barack Obama après qu'un échange de courriels avec la coprésidente de Sony Pictures Entertainment, Amy Pascal, eut été rendu public la semaine dernière. Les vieux amis ironisaient sur les potentiels films préférés du président américain, laissant entendre qu'il n'aimait que les films mettant en vedette des Noirs.

Les pirates ont annoncé dimanche qu'ils préparaient un cadeau de Noël à Sony, promettant de mettre l'entreprise «dans le pire des états». Le jour même, un avocat de Sony a envoyé une missive musclée à différents médias américains les avertissant qu'ils seraient tenus responsables des dommages causés à la multinationale s'ils continuaient de publier des informations provenant de fichiers volés.

Dans une lettre publiée dimanche dans le New York Times, le scénariste Aaron Sorkin (The Social Network, The Newsroom) a de son côté accusé la presse de «jaunisme» et d'antiaméricanisme, reprochant aux journalistes de jouer le jeu des «cyberterroristes». Sorkin a par ailleurs dénoncé le silence des studios concurrents, qui n'ont pas réagi ni montré leur solidarité envers Sony, sans doute par crainte de représailles.

Hier enfin, l'éditeur du New York Times, Dean Baquet, dans une courte note explicative, a reconnu que ces documents n'étaient pas du calibre de Watergate ni de WikiLeaks, mais que «ce ne serait pas rendre service à nos lecteurs que de faire semblant qu'ils ne sont pas publics et révélateurs».

La défense du Times peut sembler mince. Ce n'est pas parce que quelque chose existe qu'il faut en parler. Même si les informations piratées sont facilement accessibles sur le web - le dentifrice, pour ainsi dire, est sorti du tube -, il est essentiellement question ici de potins, qui n'intéressent pas d'ordinaire le New York Times.

Bien sûr qu'il y a quelque chose d'amusant et de libérateur à voir ainsi révélée au grand jour l'hypocrisie des bonzes hollywoodiens. Dans cet univers réglé au quart de tour, où l'on tente de dicter aux médias une ligne de conduite, en imposant des embargos et des dates de publication (d'entrevues et de critiques) pour un maximum d'impact publicitaire, il est rafraîchissant de voir la machine s'enrayer. Sony, rappelons-le, a déjà été condamnée pour une affaire de fausses critiques favorables à ses films.

S'il est «révélateur» de lire des patrons de studios et des vedettes hollywoodiennes se lancer des vannes en privé, est-ce bien d'intérêt public? Oui, répondent des médias qui en ont fait une question de sécurité nationale impliquant la Corée du Nord.

Les dirigeants nord-coréens seraient vexés, semble-t-il, qu'une comédie bientôt à l'affiche, The Interview, mettant en vedette Seth Rogen et James Franco, prévoie une tentative d'assassinat contre Kim Jong-un. La cyberattaque contre Sony serait une réponse à cet affront.

Est-ce que publier les courriels privés, c'est jouer le jeu des pirates? Est-ce que ne pas les publier, c'est céder à une tentative de censure de Sony? Publier des dossiers médicaux est-il d'intérêt public? La disparité salariale entre les acteurs et les actrices d'American Hustle l'est-elle davantage?

Et que dire des autres studios hollywoodiens qui ne font rien, sinon publier des informations compromettantes sur leur compétiteur par le truchement de leurs filiales? Time Warner est propriétaire du site de potins de vedettes TMZ, et Walt Disney Company est copropriétaire de Fusion, média sensationnaliste qui fut l'un des premiers à publier des courriels piratés chez Sony.

Il n'est pas seulement question de liberté de la presse dans cette affaire. Il est question de notre appétit insatiable pour des nouvelles qui sont de moins en moins «dignes d'être publiées», comme le veut le credo du New York Times. Son éditeur a raison de rappeler que les documents dévoilés n'ont pas la pertinence de ceux de Watergate ni de WikiLeaks.

À une époque où tout et n'importe quoi est considéré comme de l'information - la séparation d'un couple de quidams d'une émission de téléréalité, l'adoption par une vedette d'un enfant handicapé -, où chacun veut tout savoir dans le menu détail sur la moindre célébrité, où l'on est assaillis, envahis, ensevelis sous des nouvelles inutiles, l'affaire Sony nous en dit long sur l'état actuel des médias. Et ce n'est pas très réjouissant.