Qui était au courant? The Fifth Estate posait cette question fort pertinente vendredi soir à l'antenne de la CBC, dans la foulée de l'affaire Ghomeshi. «Qu'est-ce que les patrons savaient, quand l'ont-ils su, et qu'ont-ils fait?» a demandé, en ouverture d'émission, la journaliste Gillian Findlay.

Ex-animateur-vedette de la CBC, Jian Ghomeshi a été limogé le 26 octobre. Trois jours plus tôt, voulant faire la preuve de relations consensuelles, il avait dévoilé à ses patrons la photo d'une femme, blessée aux côtes, avec qui il avait eu des rapports sexuels.

Les patrons de Radio-Canada/CBC ont décidé, après cette rencontre, de mettre un terme au contrat de leur plus populaire animateur de radio. Ont-ils agi de manière diligente, alors que des rumeurs de comportements violents circulaient à propos de Ghomeshi depuis des mois?

La coanimatrice de The Fifth Estate - le pendant anglophone d'Enquête - ne s'est pas contentée de poser la question. Gillian Findlay a réclamé des réponses aux patrons de la CBC avec une insistance admirable. Finalement, si son reportage n'apporte pas un éclairage inédit sur les agressions de Ghomeshi, il lève le voile sur la culture du silence qui régnait chez son employeur.

Heather Conway, la vice-présidente principale des Services anglais de CBC/Radio-Canada, a déclaré ne pas avoir été mise au courant des allégations, ni même des rumeurs, concernant Ghomeshi avant que cette sordide affaire ne soit dévoilée à la fin octobre.

La patronne de la CBC a aussi prétendu, dans une lettre répliquant à un éditorial du Toronto Star début novembre, que ses collègues de la direction de la CBC n'avaient pas été davantage informés qu'elle de ces allégations et de ces rumeurs.

Si Mme Conway n'était pas au parfum de l'affaire - ce qu'elle a juré en entrevue au chef d'antenne du National, Peter Mansbridge -, au moins un de ses collègues de la direction de CBC l'était, tel que le rapporte The Fifth Estate.

En mai dernier, le patron de la radio de la CBC, Chris Boyce, a été avisé par Jian Ghomeshi lui-même qu'une ex-petite amie lui voulant du tort répandait à son sujet de fausses rumeurs de conduite sexuelle violente. L'animateur lui a juré qu'il n'avait rien à se reprocher. Et Boyce a cru sur parole ce beau parleur, redoutable charmeur, vedette de son émission phare, Q, qu'il côtoyait depuis dix ans.

À la même époque, deux employés de Q ayant reçu un courriel accablant pour Ghomeshi de la part du journaliste indépendant Jesse Brown - qui a éventé l'affaire en collaboration avec le Toronto Star - ont décidé d'alerter la haute direction de la CBC. Fin juin, ils ont remis à leur patron Chris Boyce ce courriel qui faisait état d'agressions (coups de poing, tentative d'étranglement) qu'avait commises Jian Ghomeshi sur plus d'une victime.

La direction de la CBC prétend qu'elle a pris ce courriel au sérieux et mené aussitôt une enquête auprès des employés de Q, afin de savoir s'ils étaient au courant de comportements préoccupants de la part de leur animateur. Selon The Fifth Estate, qui a mené sa propre enquête, il appert que cette consultation n'a jamais eu lieu. La direction de la CBC a préféré fermer les yeux, semble-t-il, et ne rien faire plutôt que de risquer d'entacher la réputation de l'une de ses principales têtes d'affiche.

Il faut voir la mine déconfite de Chris Boyce, à court d'arguments, tenter de justifier l'injustifiable à Gillian Findlay qui, imperturbable, le bombarde de questions sans le laisser se défiler. «N'aviez-vous pas la responsabilité, en tant qu'officier public, de faire davantage que d'accepter la parole d'un homme que vous connaissiez depuis dix ans?»

Du journalisme inspirant, d'une animatrice qui a du cran. Chris Boyce a eu l'air très peu convaincant dans sa défense, comme en témoignait son langage corporel. Il a bredouillé des réponses évasives et renvoyé les questions à une enquête indépendante menée actuellement à la CBC. On se demande dans les circonstances, sachant ce qu'il savait et devant son inaction, s'il aura la légitimité requise pour rester en poste.

Est-il la brebis sacrifiée par la CBC dans cette affaire? À la lumière du reportage de The Fifth Estate, il est certainement perçu comme le bouc émissaire d'une direction laxiste qui a non seulement laissé courir les rumeurs, mais qui a refusé de se pencher sur des allégations sérieuses. Personne ne demandait à la CBC de condamner son animateur sans plus de formalités, mais d'au moins examiner la preuve, poser des questions, aller au fond de l'affaire.

À la CBC, on ne voulait pas savoir ce qui se tramait dans la vie privée de Jian Ghomeshi, contrairement à ce que l'animateur a prétendu dans une poursuite frivole de 55 millions qu'il a depuis abandonnée. On ne voulait surtout pas le savoir, comme le dit un ancien directeur de Q qui avoue avoir fait la sourde oreille parce qu'il ne voulait pas compromettre le succès de l'émission.

Il a fallu que Jian Ghomeshi craigne que les allégations de ses prétendues victimes soient publiées dans le Toronto Star pour que ses employeurs réagissent. J'ai demandé hier au porte-parole de la CBC si le diffuseur public allait réagir au reportage de The Fifth Estate. En début de soirée, je n'avais pas eu de réponse.

Depuis le congédiement de Jian Ghomeshi il y a 5 semaines, au moins 15 femmes ont déclaré avoir été victimes d'agressions ou de harcèlement sexuel de la part de l'ancien animateur, selon une enquête du Toronto Star. Aucune ne dit avoir consenti à une forme ou une autre de sadomasochisme, comme le prétendait Ghomeshi dans une lettre publiée sur Facebook.

Ghomeshi a plaidé non coupable la semaine dernière à quatre chefs d'accusation d'agression sexuelle et nie également avoir empêché une femme de résister à un acte criminel en l'étranglant.

Je regardais le reportage de Gillian Findlay vendredi en me disant qu'il faisait à lui seul la preuve de la pertinence d'un diffuseur public fort. Quel employé peut se permettre d'enquêter sur ses propres patrons? Quelle entreprise privée permettrait qu'un de ses dirigeants soit interrogé publiquement par un de ses employés?

En diffusant ce reportage qui met en lumière ses propres travers, CBC/Radio-Canada démontre non seulement une capacité d'autocritique hors du commun, mais aussi à quel point ses journalistes jouissent d'une liberté enviable. Cela ne saurait, d'aucune façon, justifier la confiance aveugle dont a bénéficié Jian Ghomeshi.