«Sois humble», lui glisse à l'oreille sa femme pendant que Justin Trudeau lui parle avec confiance, au milieu d'une salle de bal, du combat qu'il va livrer au sénateur conservateur Patrick Brazeau. Au même banquet, un homme prédit que Brazeau va écraser Trudeau qui, dit-il, a une poignée de main «de femmelette».

La séquence a été tournée à l'hiver 2012, à la veille d'un match de boxe caritatif entre le député de Papineau et Brazeau, un ex-militaire autochtone de cinq ans son cadet. Une affiche très particulière. Le fils à papa élevé au 24, Sussex contre un ancien éboueur des rues d'Ottawa, le rouge élancé contre le bleu trapu, Westmount contre Maniwaki, «The Canadian Kid» Trudeau contre «Brass Knuckles» Brazeau, le Rocky trop sûr de lui de Rocky III contre le monstre «Clubber» Lang.

«On m'a mis sur la terre pour faire ça. Pour me battre et gagner. C'est ma grande force», dit Trudeau à Sophie Grégoire. «Sois humble», lui chuchote sa femme, semblant oublier un instant que le couple est filmé à distance aux fins d'un documentaire.

God Save Justin Trudeau, présenté les 18 et 20 novembre à Excentris dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), est un portrait instantané du chef du Parti libéral du Canada, à un moment charnière de sa jeune carrière.

Un film comme une métaphore de la politique, de ses combats de coqs, de ses dérives spectaculaires. Un portrait sans complaisance, signé Guylaine Maroist et Éric Ruel (Gentilly or Not to Be, Les États-Désunis du Canada), qui évite aussi le piège de la dérision. Il y avait pourtant matière...

«La métaphore me semblait évidente à la fois sur le plan cinématographique et symbolique, au moment où le Parti libéral était réduit au statut de tiers parti et que personne ou presque ne voyait Justin Trudeau remporter ce combat ni devenir chef», m'explique Guylaine Maroist.

Pendant près d'un mois, la cinéaste a suivi Justin Trudeau pas à pas, avec un accès privilégié à ses entraînements. Un accès qui, de son propre aveu, serait impossible à obtenir aujourd'hui. La journaliste et documentariste a d'ailleurs été la première étonnée de la facilité avec laquelle elle a réussi à convaincre l'aîné des fils Trudeau du bien-fondé de sa démarche.

«Même en sachant qu'il n'aurait aucun droit de regard sur le montage final, il a été bon prince jusqu'à la fin», dit-elle. Un prince traité comme tel par sa cour. Jeune homme issu de l'aristocratie canadienne, élevé à la résidence officielle du premier ministre jusqu'à l'âge de 13 ans.

C'est peut-être parce qu'il incarne l'idée d'une dynastie qu'il soulève autant de passions, surtout au Canada anglais, croit Guylaine Maroist. Ce n'est pas pour rien que son documentaire s'intitule God Save Justin Trudeau. «Il a un destin hors du commun. Il a été béni par le pape, il a grandi au 24, Sussex, il fait le tour du monde.»

Et il se sent investi d'une mission. Celle de mettre un terme au règne de Stephen Harper. «Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi confiant», dit Guylaine Maroist, qui croyait, comme une majorité d'observateurs, que Trudeau se ferait terrasser par Brazeau.

«Les gens, même dans son parti comme Bob Rae, espéraient qu'il ne se fasse pas trop mal. C'était perçu comme une autre mauvaise idée de Justin Trudeau. Je pensais qu'il était inconscient quand j'ai vu Brazeau à l'entraînement. Mais il n'avait pas peur. Il était hyper détendu. Et après le combat, il était frais comme une rose!»

La cinéaste est convaincue que cette victoire inespérée, qui semblait impossible aux yeux de quantité de journalistes de la chaîne Sun News - qui ont fait leurs choux gras du combat à l'époque -, a marqué un tournant dans la carrière de Justin Trudeau.

«J'ai lu tout ce qui s'est écrit sur lui avant et après, dit Guylaine Maroist. Ce fut pour lui un rite de passage. Il est devenu un homme de sa tribu. Il a choisi lui-même son adversaire, un jeune sénateur musclé, ceinture noire au karaté, pour le rôle du «méchant conservateur». Et il est devenu «The Contender», comme l'a écrit la presse anglophone. Pas pour un match de boxe, mais pour la direction du Parti libéral.»

God Save Justin Trudeau, qui sera aussi diffusé sur les ondes de Canal D le 14 décembre, n'a été arrangé ni avec le gars ni avec la fille des vues. Il se termine pourtant comme un film hollywoodien, non seulement avec le triomphe du député de Papineau sur le ring - où son endurance a raison de la force de son adversaire -, mais à la tête du parti que son père a marqué pendant des décennies.

On entend le chant des esclaves de Verdi en voyant Justin Trudeau triompher, pendant que la cinéaste nous rappelle les déboires subséquents de Patrick Brazeau, qui a quitté le Sénat dans la disgrâce après une histoire de fraude, avant de se retrouver comme gérant d'un bar de danseuses de la région d'Ottawa.

«Sois humble», lui suggère sa femme. On se demande, en découvrant Justin Trudeau sous ses airs d'aspirant boxeur, s'il n'aurait pas été préférable qu'elle le lui rappelle un peu plus souvent pendant le tournage. Sa confiance inébranlable passe à l'écran pour de la prétention et de l'arrogance. La pomme ne semble pas être tombée trop loin de l'arbre...

Justin Trudeau, qui n'a pas encore vu le film et ne sera pas présent à sa première, a-t-il ce qu'il faut pour justifier toute cette prétention? Dans le ring de boxe, il semble que oui. Dans l'arène politique, rien n'est moins sûr.