Juin 2013. Un mystérieux informateur du nom de Citizenfour donne rendez-vous à un journaliste et une documentariste américains dans le lobby d'un hôtel hongkongais. Il détient des secrets d'État très dommageables pour le gouvernement des États-Unis, prétend-il.

À 10h, heure locale, vous vous rendrez au point de rencontre, près de l'hôtel Mira, leur écrit-il. Vous me reconnaîtrez facilement: j'aurai un Cube Rubik à la main. Vous me demanderez à quelle heure ouvre le restaurant. Je vous répondrai que la cuisine n'y est pas fameuse. Ensuite, vous me suivrez, le plus naturellement possible.

C'est avec la lecture de ce courriel crypté que commence Citizenfour, documentaire engagé de Laura Poitras (produit par Steven Soderbergh) qui prendra l'affiche le 14 novembre après sa présentation la veille aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal. Une incursion inédite dans les coulisses d'un coup d'éclat médiatico-politique retentissant, qui s'apprécie comme un roman de John le Carré ou un thriller haletant, musique anxiogène à l'appui.

L'histoire de la rencontre entre Laura Poitras, le journaliste Glenn Greenwald et Edward Snowden, jeune crack informatique de 29 ans, traqué depuis par la justice américaine et contraint de vivre comme un fugitif.

Une histoire à rendre paranoïaque, comme l'est manifestement Edward Snowden. On le voit à la caméra, s'inquiéter d'être sous écoute même si le téléphone de sa chambre d'hôtel est débranché, sursauter parce qu'une alarme de feu a été déclenchée ou taper à l'ordinateur sous un drap - et sous le regard interloqué de son intervieweur - afin de garder ses codes d'accès «à l'abri des regards indiscrets».

On serait parano à moins. Parce qu'il a dévoilé plusieurs pans d'un vaste programme clandestin de surveillance électronique orchestré par la NSA (National Security Agency) et le gouvernement américain, Ed Snowden a été accusé d'avoir contrevenu à des dispositions d'une loi datant de la Première Guerre mondiale, le Espionage Act, et a dû trouver asile en Russie.

La cinéaste Laura Poitras travaillait depuis deux ans sur un documentaire traitant des dérives sécuritaires américaines lorsqu'elle a été contactée par une source anonyme voulant lui transmettre des informations confidentielles.

Cinq mois plus tard, elle a retrouvé Ed Snowden dans cette chambre d'hôtel de Hong Kong et a filmé pendant huit jours son témoignage troublant, recueilli par Glenn Greenwald, alors chroniqueur au Guardian de Londres.

Le résultat est fascinant, pour quiconque s'intéresse non seulement au journalisme, mais à la liberté d'expression et au respect du droit à la vie privée. Laura Poitras nous plonge littéralement «dans la tête» d'Edward Snowden, dans les jours qui ont précédé et suivi la bombe médiatique larguée par l'ancien employé contractuel de la NSA.

Les questionnements éthiques, les projections les plus pessimistes, les stratégies de diffusion mises au point par le journaliste et son sujet, qui ont assisté ensemble, en direct, à la détonation et à l'impact extraordinaire de cette nouvelle.

C'est à la demande de Snowden que Glenn Greenwald, juriste de formation, a été approché par Laura Poitras pour mener à terme cette enquête. Greenwald avait écrit auparavant sur l'affaire WikiLeaks et Julian Assange et ainsi gagné la confiance de Snowden, qui avait tenté sans succès de le contacter six mois plus tôt.

Un reporter aguerri du Guardian, Ewen MacAskill, a aussi été appelé en renfort afin de s'assurer que la réputation du prestigieux quotidien soit protégée dans cette affaire.

On regarde Edward Snowden se livrer à la caméra, volontaire, avec aplomb et assurance, et on se demande s'il est ce héros national que ses admirateurs voient en lui, ou un geek démagogue assoiffé de notoriété. Peut-être les deux à la fois...

Snowden, manifestement d'une intelligence supérieure, a voulu ce coup d'éclat. Il ne s'en cache pas. Mais il était aussi convaincu, en cette ère où les médias de masse n'en ont que pour les personnalités, de l'importance de révéler toutes les informations sur la NSA avant sa propre identité. C'est la raison pour laquelle il a contacté Glenn Greenwald et Laura Poitras, dit-il. Afin que ses partis pris n'influencent pas le traitement de l'information et que de véritables chiens de garde s'assurent que l'intérêt public soit servi.

Son discours, présomptueux par moments, parfois noyé dans le charabia informatique, est peut-être émaillé d'évidences sur la démocratie et le droit commun. Mais on écoute son témoignage, calme, lucide, respectueux de la liberté éditoriale de ses interlocuteurs, et on a de la difficulté à douter de sa bonne foi.

Conclusions inquiétantes

Le 11-Septembre, et le sentiment d'insécurité que ses attaques ont déclenché dans la population américaine, ont certainement servi de prétexte aux gouvernements américains successifs pour restreindre les droits et libertés des citoyens. On peut trouver le documentaire de Laura Poitras tendancieux - il l'est certainement - , voire hagiographique (il prend sans réserve le parti de Snowden), ses conclusions n'en sont pas moins inquiétantes.

Citizenfour pose des questions fondamentales. À quel point la protection d'une population peut-elle se faire au détriment de libertés individuelles et au mépris de la vie privée? Jusqu'où un gouvernement peut-il tenir des citoyens dans l'ignorance de ses actes en prétextant que c'est pour leur propre bien? Est-il légitime d'enfreindre la loi, comme l'a fait Edward Snowden, afin de dénoncer des actes eux-mêmes contraires à la constitution? Depuis le 11-Septembre, le concept de sécurité nationale a le dos bien large...

Des milliers de documents secrets, révélés grâce au travail d'Edward Snowden, de Glenn Greenwald et de Laura Poitras, ont démontré hors de tout doute que des dizaines de millions de citoyens américains - sans compter quantité de ressortissants étrangers - ont été «espionnés» par le gouvernement des États-Unis.

N'en déplaise à Barack Obama, l'affaire Snowden a contribué à mettre en lumière, de la même manière que le Watergate il y a 42 ans, les pratiques plus que douteuses de Washington. Il fallait pour cela une dose de courage remarquable, dont Citizenfour témoigne avec éloquence.