Sur les murs de la librairie, des rayonnages vides. Chez les clients, toujours les mêmes questions. En vitrine, devant la biographie de Marguerite Duras par Laure Adler, Cevdet Bey et ses fils, d'Orhan Pamuk, et L'orangeraie, de Larry Tremblay, quelques réponses. Une note, une date, une nouvelle adresse.

«Si une librairie ferme, c'est le coeur d'une ville qui s'arrête.» L'image est de Dany Laferrière, dont les livres illustrés de la série Vava sont bien en évidence dans la section jeunesse. Dans une semaine, le coeur du Mile End va s'arrêter. L'Écume des jours, la librairie indépendante de la rue Saint-Viateur, en plein coeur du quartier, fermera ses portes.

Le déménagement vers le quartier Villeray s'organise depuis quelques semaines. La rumeur a rapidement fait le tour du quartier, déjà en deuil. Dans 10 jours, Roger Chénier et sa complice, Maryse Dubois, auront investi un nouveau local rue Villeray, entre les rues Berri et Saint-Denis.

Depuis septembre 1999, Maryse et Roger tiennent boutique rue Saint-Viateur, contre vents et marées, à une époque où les librairies indépendantes vivent des heures difficiles en raison de la popularité grandissante du livre numérique, des prix pratiqués par les grandes chaînes, des habitudes de lecture qui changent.

«On venait d'ouvrir et plusieurs nous disaient qu'on ne tiendrait pas trois mois. On a tenu 15 ans!», dit fièrement Roger Chénier, qui se décrit comme «le libraire le moins sérieux en ville». «J'ai raté ma carrière d'humoriste!» dit-il en souriant.

Roger Chénier est un spécimen rare. Une espèce en voie de disparition. Un authentique passionné de littérature. Maryse Dubois et lui ont quitté la défunte librairie Hermès, avenue Laurier, il y a 15 ans pour ouvrir leur propre commerce. Ils y accueillent une clientèle fidèle grâce à leurs conseils précieux et personnalisés. N'empêche que les affaires étaient devenues difficiles dans les dernières années.

L'Écume des jours avait souffert d'une baisse de fréquentation qui avait autant à voir avec les mutations du milieu du livre (vers le numérique, notamment) qu'avec les changements démographiques du Mile End, un quartier qui s'est progressivement anglicisé et «gentrifié» depuis une dizaine d'années.

Un client s'approche. «Excuse-moi de te déranger. Je ne sais pas si tu te souviens de moi, j'habite San Francisco. Je viens ici chaque fois que je suis à Montréal. J'aimerais que tu me recommandes un livre québécois.» Un habitué. Un Québécois expatrié, qui vient faire son pèlerinage.

«Vous n'avez pas que des habitués, dans le quartier», fais-je remarquer à Roger Chénier. Le libraire n'aime pas l'appellation «librairie de quartier», qu'il trouve péjorative. «J'aime penser que des gens viennent de partout pour acheter des livres ici. Même de San Francisco!»

C'est à contrecoeur que Roger Chénier et Maryse Dubois vont transporter toutes ces caisses de livres dans un autre quartier. Pourquoi déménager? Parce que dans Villeray, où il y a davantage de lecteurs francophones, le loyer sera moins cher, le local sera mieux entretenu et, surtout, il ne sera pas menacé d'être transformé du jour au lendemain en sandwicherie...

«Il y a beaucoup d'employés d'Ubisoft à nourrir!» ironise Roger à propos de la nouvelle vocation de son local. Le concepteur de jeux vidéo a son quartier général à l'angle du boulevard Saint-Laurent.

«On a l'impression, dans le quartier, que les propriétaires confondent le Mile End avec Manhattan et s'imaginent que les commerçants sont tous très prospères! Ce n'est pas vrai. Les loyers sont rendus hors de portée.»

Même son de cloche au salon de coiffure du coin, qui déménagera aussi en septembre, en raison de la flambée des loyers. Pour devenir un resto à son tour? Ce n'est pourtant pas ce qui manque dans le quartier. Et quid de la «nourriture de l'âme»?

Il ne s'agit pas que du déménagement d'une librairie. C'est l'écosystème d'un quartier qui est menacé. Un quartier qui se targue d'avoir la plus grande concentration d'artistes au Canada, et dont le pouvoir d'attraction a longtemps été lié à sa vivacité culturelle et à ses loyers modiques.

Ce n'est pas seulement pour ses plus illustres résidants, les Patrick Watson, Ariane Moffatt, Jean Leloup, Arcade Fire, Xavier Dolan et autres Denis Villeneuve, que le Mile End a acquis une réputation enviable d'endroit où il fait bon habiter. C'est aussi pour ses commerces et ses commerçants uniques.

C'est d'ailleurs à eux que s'intéresse la revue d'art allemande Flaneur (dont le collègue Mario Cloutier a parlé le week-end dernier) dans son plus récent numéro consacré à la rue Bernard, que j'ai acheté dans «l'autre» petite librairie du quartier, l'anglophone Drawn and Quarterly.

«C'est vrai que les librairies sont comme des pivots, dit Roger Chénier. Je crois qu'il est important que le quartier ait une librairie francophone. C'est dommage pour le Mile End. Les gens sont déçus. J'aurai à faire mon deuil moi aussi.»

Roger Chénier rêve de mesures de protection des librairies comme lieux culturels patrimoniaux. Il a cherché un autre local dans le quartier, mais les loyers étaient trop élevés pour des espaces exigus. Maryse et lui ont songé à retourner travailler comme libraires pour un autre propriétaire. Mais ils ont fait le choix de poursuivre l'aventure sous un autre toit, en espérant que leur clientèle leur restera fidèle et migrera avec eux vers le nord.

On le leur souhaite, tout en espérant que d'autres prendront la relève dans ce quartier vivant et vibrant, parmi les plus agréables de la ville. Un quartier qui a intérêt à s'adapter à la réalité des artistes et des commerçants qui les soutiennent s'il veut conserver son âme, son cachet, bref ce qui fait sa particularité. Car un quartier qui chasse sa librairie, c'est un quartier qui menace sa culture. Et son coeur.