Ce fut, sans l'ombre d'un doute, le coup de coeur du 67e Festival de Cannes. Mommy est arrivé dans la compétition comme un vent d'air frais, avec l'audace, l'ingéniosité, la verve, la passion de son jeune auteur Xavier Dolan. Et il a séduit à peu près tout le monde.

Non, je ne l'écris pas par chauvinisme ni par complaisance. Ni du reste parce que je suis de près le parcours de Dolan depuis ses débuts. Mercredi, la presse internationale s'est emballée instantanément pour le cinquième long métrage du Québécois. Pas seulement les médias français, particulièrement dithyrambiques, mais aussi britanniques et américains; davantage encore, j'oserais dire, que la presse québécoise.

À gauche et à droite, depuis la projection officielle de jeudi et une ovation de près de 15 minutes, plusieurs prédisent la Palme d'or au cinéaste de 25 ans. À quelques heures du palmarès, il peut se permettre d'y rêver.

Xavier Dolan est «né» à Cannes en 2009, à la Quinzaine des réalisateurs, avec le film-événement J'ai tué ma mère, coup de coeur en son temps. Il y est revenu par la grande porte de la compétition officielle, cette année, avec ses deux actrices fétiches, Suzanne Clément et Anne Dorval, pressentie par plusieurs pour un prix d'interprétation.

Les voir tous les trois réunis sur le tapis rouge, pour un film qui, par ses thématiques, boucle la boucle de J'ai tué ma mère, m'a rappelé le moment où j'ai compris que leurs destins étaient liés. À quelques mois d'intervalle, Suzanne Clément m'a parlé d'un ami de 18 ans avec qui elle était allée faire la fête à Toronto et Anne Dorval m'a confié avoir refusé un contrat pour tourner un film à petit budget avec un très jeune réalisateur en qui elle croyait beaucoup.

C'est seulement lors de la sélection de J'ai tué ma mère à la Quinzaine des réalisateurs que j'ai compris qu'elles parlaient du même jeune homme, le «neveu» que mon amie Odile me présentait comme scénariste, ce charmant Xavier, terriblement verbomoteur, que je rencontrais dans les projections de presse.

Il y a cinq ans exactement, un samedi comme aujourd'hui, je me suis retrouvé avec Odile, Marc-André Lussier et Xavier, à attendre sur la terrasse d'un restaurant touristique cannois de savoir s'il avait obtenu la Caméra d'or, remise au réalisateur du meilleur premier film du Festival, toutes sections confondues.

Il se rongeait les ongles en attendant le verdict, en espérant entrer à son tour dans la légende, comme avant lui Jim Jarmusch, Jafar Panahi ou encore Steve McQueen (l'année précédente, pour Hunger). Xavier n'a pas eu la Caméra d'or.

Aujourd'hui, il doit se ronger les ongles jusqu'au sang. Parce que la rumeur d'une Palme d'or s'est enflée au point de devenir une réelle possibilité. «Ce n'est pas de la pression que tout ça ajoute, c'est de l'espoir, m'a-t-il confié. Ce qui n'est pas nécessairement positif!»

L'espoir, c'est justement le thème principal de Mommy, dont la prémisse - un projet de loi permettant à un parent d'abandonner son enfant à l'État - finit par sembler presque accessoire.

Mommy est une oeuvre sur la quête de dignité, faite de montagnes russes d'émotions et de moments fulgurants de cinéma. Un film qui fait le pari ingénieux d'une image en ratio 1: 1 (carré), choix original qui nécessite une attention particulière, une certaine exigence du spectateur.

Ce n'est pas seulement un artifice. C'est un cadre, qui contraint le spectateur à rester au plus près du personnage, le condamnant à subir sa violence, ou sa tristesse, ou son désarroi. Libéré de son carcan, il pourra enfin espérer une vie meilleure. Non, Dolan ne fait pas les choses comme les autres. C'est une des raisons pour lesquelles on l'apprécie. Il remporte, la plupart du temps, ses paris.

Mommy est une oeuvre à la fois sombre et lumineuse, au gré d'images tantôt glaciales, tantôt dorées ou nimbées de lumière naturelle, qui expriment autant d'états d'esprit. L'humour traverse le film comme un fil d'Ariane, pour appuyer des situations et en désamorcer d'autres, en allié du spectateur face aux limites de chacun des personnages. C'est aussi vrai de la musique (celle de Marjo, Céline Dion, Oasis, Dido et autres Lana Del Rey), qui inspire des crescendos d'émotion. Dans une scène d'anthologie, Antoine Olivier Pilon danse sur son longboard en écoutant du hip-hop alors que l'on entend Colorblind des Counting Crows. Ces intermèdes, tournés comme des clips, moments de pure émotion, condensés de tendresse, permettent au récit, en gros plans à rendre claustrophobe, de s'émanciper.

Ce film, c'est tout Xavier Dolan. Dans ses excès, ses fulgurances, sa complaisance envers ses personnages, que l'on peut confondre avec de la condescendance, mais qui n'est en fait qu'une profonde affection pour eux.

Mommy n'est pas sans défauts, tant s'en faut. On y crie fort, parfois au détriment d'une émotion plus pure et subtile. Le scénario s'étire indûment, s'éparpillant dans des discussions parfois trop appuyées, voire superflues. À mon sens, Dolan rate sa chute, trop soucieux d'en mettre plein la vue, de bombarder le spectateur d'émotions brutes. Difficile de soutenir constamment la charge émotive tout en traçant un trait au final.

Mommy reste bien sûr un film entier, authentique, sincère, dans ses qualités comme dans ses défauts. C'est là sa plus grande force: ce calibrage unique, portant la marque de Xavier Dolan, de la mesure et de la démesure. Que l'on retrouve autant dans son sens inouï du dialogue - truculent et irrésistible - que dans la poésie de ses cadrages.

Mommy est enivrant de puissance. Anne Dorval, en mère dépassée sur le retour d'âge, y est meilleure que jamais. Le jeune Antoine Olivier Pilon est d'une intensité époustouflante en délinquant de 15 ans atteint de TDAH. Suzanne Clément, plus effacée en voisine devenue bègue après un traumatisme, est très juste aussi. Ils sont magnifiques. Et les luttes imbriquées de leurs personnages, très émouvantes.

«Vaut mieux voir big que voir small, jamais je croirai!», dit le personnage de Diane (Anne Dorval) dans ce film fort de toutes ses imperfections. Dolan aura-t-il la Palme? Impossible à prédire. Si j'avais moi-même à la décerner, ce serait au remarquable Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan (deux fois lauréat du Grand Prix). Si ce n'est aujourd'hui, ce sera un jour. Plus personne n'en doute.