Tout le gratin cannois ou presque était présent au traditionnel Dîner des sélections, hier soir, à l'Agora. Cinéastes, acteurs, actrices s'étaient réfugiés sous le chapiteau pour échapper à la pluie. Des stars européennes comme hollywoodiennes, membres du jury, candidats à la Palme d'or, et moi, inconnu au bataillon, qui n'avais toujours pas eu l'occasion de repasser mon complet bleu.

«Je ne nommerai pas tous les invités, mais j'aimerais saluer deux grandes femmes», a dit le délégué général Thierry Frémaux, en portant un toast à la présidente du jury, Jane Campion, et à la grande Sophia Loren, qui participera demain à une leçon de cinéma. Tous les invités se sont levés d'un trait et j'ai lu l'admiration dans le regard de Sofia Coppola.

Wim Wenders discutait avec les frères Dardenne, Gaspard Ulliel était assis près de Patrick Bruel, Michel Hazanavicius a salué Hilary Swank, Willem Dafoe est venu rendre visite à Gaël García Bernal, j'ai interrompu une discussion entre Xavier Dolan et son voisin de table Daniel Brühl, et je suis retourné à la table des nobody, jusqu'à ce qu'Anne Dorval ait pitié de moi et m'invite à la sienne, en compagnie de Suzanne Clément.

Toutes deux sortaient d'une projection officielle de Foxcatcher de Bennett Miller au Grand Théâtre Lumière où Mommy, dont elles sont les têtes d'affiche, sera présenté jeudi soir. Anne Dorval m'a confié avoir peur d'être sifflée. «Il paraît qu'ils font ça parfois à Cannes!» Je lui ai expliqué que ce sont les méchants journalistes qui sifflent parfois les films aux séances du matin. Mais que le soir, comme au Québec, le public applaudit poliment même quand il n'a pas aimé...

Halte-là! comme dirait l'autre. Les Québécois sont là. Stéphane Lafleur présentera aujourd'hui à la Quinzaine des réalisateurs son troisième long métrage, Tu dors Nicole. Le court métrage de Marie-Josée Saint-Pierre, Jutra, y sera projeté vendredi. Et Mommy de Xavier Dolan sera présenté dès demain soir à la presse internationale dans le cadre de la compétition officielle. Le premier film québécois à concourir pour la Palme d'or depuis Les invasions barbares il y a 11 ans et Léolo, 11 ans plus tôt.

Il a sa théorie de numérologue amateur là-dessus, Xavier Dolan, qui n'a plus peur de rater son rendez-vous cannois. Ce n'est pas une métaphore. Abonné aux aventures rocambolesques, il a carrément raté son avion parce qu'il avait égaré son passeport... dans son congélateur.

«On a bouclé le film il y a 72 heures, dit-il. Et je me suis rendu compte à 15 minutes de mon départ que j'avais perdu mon passeport. J'ai manqué mon vol. En ouvrant le congélateur pour noyer mes soucis dans une fontaine infinie de vodka, je l'ai retrouvé bien à sa place dans un sac SAQ vide!»

Explications: Dolan n'a ni permis de conduire ni carte d'assurance maladie - qu'il néglige depuis trop longtemps de renouveler - , alors il a glissé son passeport dans un sac, en route vers la SAQ. «C'est ma seule pièce d'identité valable à la SAQ quand la petite madame me trouve une face de underage, dit-il. Ma vie est une série d'infortunes mineures mais chiantes qui me rappellent que je suis, après tout, un imbécile!»

On ne s'étonne pas outre mesure de l'anecdote, ainsi racontée, même si Dolan a un souci maniaque du détail. C'est lui-même qui a conçu l'affiche et le dossier de presse de Mommy avant d'arriver à Cannes, où il a assisté, dès dimanche soir, à la projection gala de Saint Laurent, de Bertrand Bonello.

On le sent fébrile. On le serait à moins. Dans le Grand Théâtre Lumière, où les images des stars montant les marches sont retransmises en direct sur grand écran, il a confié ses angoisses à Michel Hazanavicius, le cinéaste de The Artist, aussi de la compétition avec The Search. Son voisin de siège a réussi à le réconforter.

«Il m'a dit que cette montée des marches était une sorte de bain chaud. Que de l'amour. À bien y penser, c'est vrai que de toutes les projections de films à Cannes, celle-là est celle où les gens se présentent avec un peu de coeur, des a priori moins cruels et un vrai désir d'aimer le film, je pense. Ça relativise les choses. Et maintenant, j'ai hâte. Même si j'ai peur. Mais c'est une belle peur.»

Chanceux comme Lafleur

Stéphane Lafleur, rencontré plus tôt dans la journée, envisage son expérience cannoise autrement. Le nouveau film du Québécois, Tu dors Nicole, a été sélectionné dans une prestigieuse section parallèle du Festival, la Quinzaine des réalisateurs.

«Cannes n'a jamais été un objectif dans ma vie, dit-il. C'est un honneur pour moi d'être là, je sais le prestige que cela représente pour le film, mais je me compte surtout chanceux de faire des films, et des films que j'aime, en plus.»

Ce n'est pas de la fausse modestie. Ce n'est pas son genre. Lafleur, un habitué des festivals dont les deux précédents longs métrages, Continental, un film sans fusil et En terrains connus ont été lancés respectivement à Berlin et Venise, est heureux que ses oeuvres puissent ainsi trouver un public, non seulement au Québec, mais aussi ailleurs dans le monde.

«Quand le film a été sélectionné à la Quinzaine, j'ai eu l'impression que ma job était faite, que mes choix avaient été validés, le choix du noir et blanc, par exemple», raconte cet artiste charmant et discret, par ailleurs leader du groupe country folk Avec pas d'casque.

Tu dors Nicole, à propos d'une jeune femme (Julianne Côté) qui passe l'été dans une maison investie par le groupe de musique de son frère (Marc-André Grondin), sera présenté cet après-midi et ce soir au Théâtre Croisette, en présence d'une grande partie de la distribution et de l'équipe du film.

«Je trouve ça touchant qu'ils soient là, et qu'ils aient déboursé les frais de leur poche. Ça en dit long sur leur sentiment d'appartenance au projet», dit Lafleur, qui doit enchaîner les entrevues ce matin, après avoir fait, en pleine nuit, des essais de son et d'image en prévision des projections publiques de cet après-midi et ce soir.

Aura-t-il l'occasion d'aller voir d'autres films que le sien pendant son séjour à Cannes? «Je ne pense pas avoir beaucoup le temps. Mais j'irai voir le film de Xavier!»