Léonora Miano est devenue, l'automne dernier, la première lauréate africaine du prix Femina, qui a récompensé au cours des dernières années des oeuvres aussi variées que Baisers de cinéma d'Eric Fottorino, Une vie française de Jean-Paul Dubois, Lignes de faille de Nancy Huston ou encore Où on va, papa? de Jean-Louis Fournier.

Septième roman de cette écrivaine française d'origine camerounaise, La saison de l'ombre (Grasset) est une oeuvre dense et exigeante, poétique et politique, campée dans une communauté africaine sur le point de découvrir l'esclavage.

Léonora Miano pose un regard d'une grande acuité sur le déséquilibre, les tractations et les stratégies de survie des peuples africains, à un tournant tragique de leur histoire. Cette métaphore puissante sur le traumatisme de la traite négrière, et l'utopie d'une société égalitaire, s'intéresse à l'horreur du trafic humain pour ceux qui restent derrière, les mères des déportés, les familles éplorées.

En filigrane de La saison de l'ombre, un constat: l'homme est un loup pour l'homme. L'homme blanc pour l'homme noir, comme l'homme noir pour l'homme noir. Dans ce roman mystérieux et prégnant, Léonora Miano rompt le silence autour d'un pan d'histoire honteux, en évitant l'écueil du manichéisme.

Son récit, qui traite des débuts du colonialisme, prend le parti des oubliés de l'histoire. En la racontant du point de vue de ces femmes et de ces hommes qui ont subi indirectement les exactions des hommes «aux pieds de poule» (ces Européens, jamais nommés). Et qui ont découvert l'existence d'un commerce sordide: celui de l'Africain vendant son prochain, pour ne pas subir la vindicte de l'homme blanc.

Léonora Miano, de passage au Québec cette semaine, est consciente de son inclination pour les sujets complexes et ardus. La traite négrière, qui l'inspire depuis qu'elle a vu la télésérie Roots à l'adolescence, a été le sujet de nombreux textes, dont un triptyque pour le théâtre.

«Toni Morrison a dit un jour: «Si un livre vous manque, écrivez-le!» C'est pour cette raison que j'ai écrit La saison de l'ombre, dit-elle. Quand on parle de la traite, on ne parle que du criminel africain, de son complice européen et du déporté. On ne parle pas de tous les autres. Les gens qui ont été endeuillés par la déportation de captifs vers les Amériques.»

Des Africains lui ont reproché de tremper la plume dans la plaie de l'esclavagisme, en insistant sur le rôle des «collabos». Même dans son entourage immédiat, certains semblent rebutés par ses thèmes de prédilection. «Il y a des gens qui lisent pour se divertir, dit-elle. Il y a des gens qui ne veulent pas se faire mal. Il y a des auteurs pour eux...»

«J'écris des romans qui me sont essentiels, ajoute Léonora Miano. Je ne produis pas des textes qui sont très grand public, très confortables. Mes thématiques de travail ne sont pas consensuelles. Je n'aurai jamais - malheureusement pour moi - le côté fédérateur d'un Dany Laferrière, par exemple. Il y a des choses très fortes dans son travail, mais nous n'avons pas le même tempérament. Je ne peux pas m'empêcher d'explorer des zones de grand inconfort. La notoriété ne m'amènera pas les mêmes résultats. On ne me fêtera pas de la même façon.»

On la célèbre, pourtant. Sa vie d'auteure a basculé, forcément, le jour où son plus récent roman a été primé par le jury (exclusivement féminin) du Femina. Ce prestigieux prix, remarque-t-elle, a modifié le rapport qu'entretiennent avec elle les médias, les lecteurs, le milieu littéraire. On la sollicite davantage, on l'aborde dans la rue parce qu'on l'a aperçue à la télévision.

Le jour de l'annonce du Femina, elle avait rendez-vous dans un Apple Store pour changer de téléphone, persuadée qu'elle n'aurait pas le prix. «Vous savez qu'il vous arrive quelque chose d'important quand les équipes du journal de France 2 vous cherchent partout et viennent à votre rencontre, bravant tous les embouteillages de Paris, dans un Apple Store!», raconte-t-elle en s'amusant de l'anecdote.

Elle paraît trop brillante pour laisser le succès lui monter à la tête. «Je ne suis pas encore sortie de ce tourbillon, mais il le faudra bientôt pour me remettre au travail, dit-elle. Mon travail n'est pas d'être une chose médiatique, mais d'être écrivain. Tous mes livres n'auront pas des prix prestigieux, mais je dois les écrire, du moins ceux qui me restent en tête, avec coeur.»

Elle pourfend le vedettariat dans le monde littéraire, particulièrement français - ainsi que cette manie qu'ont certains lecteurs de ne lire que les ouvrages primés -, tout en étant consciente du paradoxe d'être elle-même devenue une tête d'affiche rejoignant un plus vaste lectorat grâce à son prix. Un prix qui, admet-elle, a suscité des jalousies «féroces» dans le milieu littéraire. «Je ne nommerai pas de noms», dit-elle en esquissant un sourire...

Léonora Miano veut se servir de cette notoriété nouvellement acquise pour faire connaître des auteurs de sa génération (elle a 41 ans), qui trouvent difficilement une place au soleil parmi les baby-boomers. C'est pour cette raison qu'elle a eu l'idée de Première nuit: une anthologie du désir, ouvrage publié cet hiver chez l'éditeur montréalais Mémoire d'encrier.

Un recueil de textes de 10 auteurs ayant pour caractéristiques communes d'être des hommes noirs, francophones, nés dans les années 70 (à l'exception notable de Léonora Miano elle-même). Pourquoi un éditeur québécois? «Il n'y a pas que les éditeurs de Saint-Germain-des-Prés qui doivent gagner de l'argent!», dit-elle en souriant.

Cette anthologie - qui aura une suite «féminine» - n'aurait pas pu être proposée à un éditeur français, croit-elle. «Si j'avais dit que je faisais un recueil avec Dany Laferrière et Alain Mabanckou, là, ç'aurait été possible. Ils sont commercialement intéressants. Mais j'avais envie de proposer des signatures d'auteurs de ma génération, qui sont peu connus parce que nos espaces francophones sont un peu paresseux. Dès qu'on a repéré deux ou trois vedettes, on ne regarde plus vraiment ce qui vient après. Ici au Québec, il y a un écrivain noir: c'est Dany Laferrière. J'imagine qu'être un écrivain noir de 40 ans n'est pas très facile ici, parce qu'il y a déjà cette figure qui prend beaucoup d'espace. C'est légitime, mais j'aimerais qu'on voie les autres.»

Elle a elle-même connu un parcours assez fulgurant depuis la parution de son premier roman, L'intérieur de la nuit, en 2005. Elle a reçu l'année suivante le Goncourt des lycéens pour Contours du jour qui vient, son deuxième roman. En janvier, elle a été faite chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres par la France, où elle vit depuis 1991.

«On appartient à des catégories minorées, dit-elle de sa volonté de faire connaître des auteurs caribéens et africains. On vient d'espaces qui ont été brutalisés par l'histoire. Pour moi, cette solidarité reste importante. Parce que nos voix restent marginales. Il faut favoriser l'émergence du plus grand nombre de voix possible, même lorsqu'elles disent des choses avec lesquelles nous ne sommes pas d'accord.»