Il pourrait avoir des airs de vampire, Jim Jarmusch. Avec sa crinière argentée et sa bouille d'éternel adolescent. Comme les vampires écologistes, plusieurs fois centenaires, de son nouveau film, Only Lovers Left Alive (Les derniers amants en version française), à l'affiche vendredi.

Indépendant parmi les indépendants, le cinéaste américain de 61 ans n'en a toujours fait qu'à sa tête, imperméable au milieu qui l'entoure. Ce qu'il craint depuis toujours, c'est que le succès lui tombe dessus. À la manière du personnage principal de son film, Adam (Tom Hiddlestone), rock star recluse et récalcitrante, qui a cette remarque à propos d'une chanteuse libanaise promise à la célébrité: «Ce serait une malédiction!»

Non, tout le monde ne rêve pas d'être la prochaine sensation-minute d'un concours de chant télévisé. Jim Jarmusch fuit depuis toujours les feux de la rampe. La dernière chose dont il a envie est une nomination aux Oscars - ce qui explique peut-être en partie (ou pas) cette sortie tardive d'Only Lovers Left Alive, lancé en compétition au Festival de Cannes il y a déjà un an.

J'ai rencontré Jim Jarmusch il y a une dizaine d'années dans un vieux restaurant italien de son quartier d'East Village, à New York. Une vieille salle à manger figée dans le temps, comme un décor de film de Scorsese. Cadre idéal pour ce cinéaste rockabilly, à l'esprit punk do-it-yourself, bottes de cowboy aux pieds, cigarette au bec, cool cat aux verres fumés tranchant avec sa coiffure Pompadour grise.

Only Lovers Left Alive est un film rock'n'roll, avant même d'être un film de vampires. Un film qui s'ouvre avec de magnifiques plans en plongée de personnages en rotation sur un axe, comme un 45-tours sur une platine.

La musique a toujours occupé une place centrale dans l'oeuvre de Jim Jarmusch. Celle de John Lurie dans ses premiers longs métrages, jazz de road trip dans Stranger Than Paradise (1985), blues de La Nouvelle-Orléans dans Down by Law (1986) ou country de Memphis dans Mystery Train (1989). Rap indolent du Wu-Tang Clan dans Ghost Dog (1999), jazz éthiopien hypnotique de Mulatu Astatke dans Broken Flowers (2005).

Lui-même ancien membre fondateur des Del-Byzanteens, dans les années 70, Jarmusch a souvent offert des rôles à des amis musiciens dans ses films: John Lurie dans Stranger Than Paradise, Tom Waits dans Down by Law, Joe Strummer dans Mystery Train, RZA dans Ghost Dog, Iggy Pop dans Coffee and Cigarettes...

La musique d'Only Lovers Left Alive varie entre les vieux standards de Charlie Feathers et de Wanda Jackson, et les accords contemporains de White Hills ou de Black Rebel Motorcycle Club. Avec pour liant une trame de post-rock baroque signée Jozef van Wissem. 

Dans le film, cette musique de guitare et de luth est celle d'Adam, vampire ténébreux, solitaire, romantique et suicidaire, sorte de Nick Cave ayant élu domicile à Detroit, ville de Motown et du rock, qui ne sort que pour s'abreuver de litres de sang de type O négatif. 

Sur le mur de son salon, on aperçoit des photos de ses idoles de différentes époques: Kafka et Baudelaire, mais aussi Joey Ramone et Neil Young.

Only Lovers Left Alive distille l'humour ironique habituel, la photographie fluide, la mise en scène élégante, les dialogues truculents et l'ambiance musicale enveloppante de la plupart des films de Jim Jarmusch. Avec un penchant tout particulier pour l'absurde.

Tilda Swinton, qui était des précédents Broken Flowers et The Limits of Control, interprète Eve, amoureuse de littérature, d'hémoglobine et bien sûr d'Adam. Tous deux forment un couple moderne, marié trois fois depuis plusieurs siècles et faisant «ville à part»: l'un est à Detroit, l'autre à Tanger, au Maroc.

L'ennui est tel que les amoureux se retrouvent, dans la ville quasi désertée de Monsieur, et filent - de nuit essentiellement - le parfait bonheur, jusqu'au jour où la petite soeur de Madame (Mia Wasikowska), petite peste venue de Los Angeles, vient semer la pagaille.

C'est alors que ce délicieux film de vampires aux préoccupations écologistes s'essouffle et s'étiole malheureusement, en oubliant ce qui faisait son charme. Comme si Jarmusch s'était égaré en cours de route.

Son humour décalé reste intact. Ses observations caustiques sur l'industrie musicale, les m'as-tu-vu hollywoodiens, la déculturation sont savoureuses. Mais la métaphore sur la déliquescence de la société moderne devient redondante et trop appuyée. À se demander si les multiples références littéraires - rappelant Midnight in Paris de Woody Allen - sont le fruit de l'autodérision ou d'une posture de ce diplômé en littérature de l'Université Columbia.

On ne le saura pas. Jim Jarmusch n'est pas du type à s'expliquer. Devenu un fer de lance du cinéma indépendant américain grâce à un restant de pellicule offert par son mentor Wim Wenders - qui lui a permis de tourner Stranger Than Paradise pour moins de 150 000 $ -, Jarmusch refuse depuis toujours de rendre des comptes.

Il participe volontiers au Festival de Cannes, dont il est un enfant chéri et où l'on a réservé un bel accueil à Only Lovers Left Alive, parce qu'il y trouve du financement international pour ses projets. Mais il déclare du même souffle trouver absurdes les compétitions entre artistes.

Il refuse tout compromis artistique et tient à avoir le dernier mot sur tous ses films. Il détient non seulement le fameux final cut - ou dernier regard sur le montage -, que se réservent généralement le producteur et le principal bailleur de fonds, mais aussi les droits sur tous ses films.

Jim Jarmusch tient mordicus à sa liberté. Il a toujours repoussé les avances de Hollywood, préférant la marge à ses sirènes. Il décide de tout: des acteurs, de la musique, des voitures (une vieille Jaguar blanche cette fois), des décors, du montage de ses oeuvres. Ce qui attire vers lui les plus grands comédiens internationaux. Et des hordes d'admirateurs qui n'attendent rien de moins du «dernier des grands indépendants».