Je suis devenu un couche-tard par sa faute. David Letterman a décidé de tirer sa révérence. L'animateur du Late Show quittera les ondes de CBS d'ici un an. Il l'a annoncé la semaine dernière, deux mois après la retraite de son grand rival Jay Leno.

Avec son départ, c'est une page de l'histoire de la télévision américaine qui est tournée. Letterman, 66 ans, animait les fins de soirée de son humour pince-sans-rire depuis 32 ans. J'ai été marqué dès l'adolescence, à la fin des années 80, par son ton baveux, sardonique, impertinent. Ce sourire en coin, complice, avec son public.

J'étais fan de ses vannes et de ses petites moqueries. Ses invités savaient à quoi s'attendre, jouaient le jeu. Il s'est adouci depuis, le vieux Dave, mais à l'époque, il tranchait avec le ton doucereux de la plupart des talk-shows - tradition perpétuée au Québec - , qui invitent des vedettes pour leur dire comme elles sont belles, fines et sentent bon le printemps.

J'aimais la manière avec laquelle il taquinait certaines de ses têtes de Turc, et pas seulement les cibles les plus faciles. Il osait se moquer de la prétention parfois ridicule de la grande prêtresse du petit écran, Oprah Winfrey, quitte à se mettre à dos les millions de membres de sa secte. Il se réconciliait avec elle comme avec d'autres, pour mieux se brouiller, le temps d'un commentaire incisif dont il avait le secret.

Il aimait déboulonner les mythes, égratigner les icônes, gratter le vernis. C'est ce que j'aimais le plus chez lui. Il le fait toujours, mais de manière plus subtile, avec la grâce du sage, et la sagesse de celui qui sait qu'il s'en va. On devient moins baveux avec l'âge et ce n'est pas plus mal. J'en sais quelque chose.

Tout le brouhaha autour de son passage de NBC à CBS, et du Late Night au Late Show en 1993, avait bousculé le monde de la télé aux États-Unis. Il n'a jamais caché la rancoeur qu'il nourrissait à l'endroit de son ancien employeur, qui lui avait à l'époque préféré Jay Leno pour prendre le relais du Tonight Show de Johnny Carson (qu'il a récemment surpassé en longévité à la barre d'un talk-show).

Il avait alors troqué sa case horaire de début de nuit à celle, plus prisée, de la fin de soirée. Je lui suis resté fidèle. Je ne jurais que par lui. J'ai été élevé à son humour, en banlieue ouest de Montréal. Ceci expliquant cela.

David Letterman incarnait l'humour spirituel et sarcastique de New York, de la côte Est, par opposition à l'humour plus bon enfant et inoffensif de Jay Leno, imbibé du strass de Los Angeles et de la côte Ouest. Passant parfois dans la Grosse Pomme, devant le Ed Sullivan Theater, je me suis promis d'assister à une de ses émissions, pour le voir livrer en direct sa célèbre Top Ten List. Promesse jamais tenue. Comme un politicien.

Ces dernières années, j'ai fini par tromper Dave avec Jon Stewart. Avec la retraite de David Letterman disparaît du petit écran une génération d'animateurs, poussée d'une certaine façon à la retraite par de jeunes et talentueux humoristes. Les Jimmy Fallon, Jimmy Kimmel et autres Seth Meyers de la télévision de fin de soirée, qui ont enfin trouvé la place qui leur revient au soleil.

Le départ de Letterman n'était d'ailleurs pas sitôt annoncé que déjà, tout un chacun lui avait trouvé un successeur. Certains s'emballaient pour la candidature d'une femme comme la brillante Tina Fey, qui transforme en or tout ce qu'elle touche, de Saturday Night Live aux Golden Globes, en passant par 30 Rock. Les noms d'Ellen DeGeneres, qui a fait ses preuves au quotidien comme aux Oscars, ou de Chelsea Handler, qui fait davantage dans le potin grinçant, ont aussi été évoqués.

Conan O'Brien et Craig Ferguson, qui rongent leur frein ces jours-ci à la manière de Letterman au tournant des années 90, pourraient lui succéder. Comme les anciens complices de Comedy Central Stephen Colbert et Jon Stewart, déjà bien en selle, mais qui rejoindraient un plus large public sur un grand réseau généraliste.

Tous sont d'une manière ou d'une autre des enfants illégitimes de Letterman. Au sens figuré. Letterman, qui est devenu père sur le tard, a été contraint de révéler des aventures avec d'ex-employées, en 2009, après avoir fait l'objet de menaces d'extorsion.

La rapidité avec laquelle on a voulu lui trouver un remplaçant est à l'image de notre époque, où l'on trace un trait sur une carrière en moins de deux, en se convaincant que l'on sera mieux servi ailleurs. Au suivant! Mais que personne ne se leurre. Il n'y a qu'un seul Dave. Il ne sera jamais remplacé.