Denis Villeneuve décrivait ainsi, samedi dans nos pages, Maelström, l'oeuvre qui l'a révélé à l'étranger: «un mauvais film réussi, qui m'a fait voir mes limites, rendu dépressif et réduit au silence pendant trop longtemps». À propos d'Un 32 août sur Terre, son premier long métrage, il dit: «une première partie réussie et une deuxième partie ratée».

Ce n'est pas de la fausse modestie. C'est de la lucidité. Ce n'est pas donné à tout le monde de contempler son oeuvre avec autant d'acuité et de clairvoyance. Surtout avec autant de sévérité. Il faut du courage et beaucoup de franchise.

Personne n'aime la critique. Certains moins que d'autres. Deux distributeurs français, Pathé et Gaumont, viennent d'interdire aux journalistes du quotidien Le Figaro l'accès à leurs projections de presse, sous prétexte qu'ils sont trop durs envers leurs films et le cinéma français en général. Vive la liberté de presse.

Certains, au Québec, ont déjà utilisé la même forme d'intimidation. Le cinéaste Denis Côté, alors qu'il était critique, avait goûté à la médecine semblable du distributeur Christian Larouche. Les bonzes des milieux culturels confondent souvent les journalistes avec des cheerleaders. Malheureusement, certains «chroniqueurs culturels» leur donnent parfois raison...

On comprend un producteur, un distributeur, un cinéaste, un scénariste, de défendre un projet auquel il a consacré des semaines, des mois et parfois même des années de sa vie. C'est normal. Mais parfois, le projet n'est pas tout à fait réussi, voire carrément raté.

Rares sont les artistes qui savent le reconnaître publiquement. Denis Villeneuve a toujours eu cette maturité. Au point de se torturer avec ses limites et de sombrer dans le doute.

C'est sans doute en partie parce qu'il est aussi perfectionniste et exigeant - et parce qu'il savait qu'il pouvait «faire mieux» - que Denis Villeneuve a disparu du radar du cinéma au début des années 2000. Il nous a manqué, en nous faisant craindre un hiatus prolongé. Il est revenu, plusieurs années plus tard, avec plus de confiance en ses moyens, confirmant tous les espoirs placés en lui depuis des années.

Enemy, son premier long métrage tourné en anglais (avant même Prisoners), prendra l'affiche vendredi. Sa première montréalaise avait lieu hier soir. Il s'agit d'une adaptation du roman Le double, du regretté Prix Nobel de littérature portugais José Saramago. L'histoire d'un professeur d'histoire à l'Université de Toronto (Jake Gyllenhaal) qui découvre par hasard ce qu'il croit être son double en regardant un film. Et de s'ensuivre une incursion dans les méandres du subconscient, au coeur d'un triangle amoureux aussi déroutant que fascinant.

Villeneuve décrit ce thriller psychologique comme du «Denys Arcand sur de l'acide», pour ses références intellectuelles et son rapport trouble à la sexualité. Tourné à Toronto, Enemy multiplie surtout les références au cinéma de David Cronenberg, «l'autre» grand cinéaste canadien de cette génération. On pense notamment à Dead Ringers, pour l'acteur et son double, à Crash ou encore à Spider.

«Je veux m'excuser auprès de Cronenberg d'avoir joué dans sa cour», a déclaré, mi-figue, mi-raisin, le cinéaste québécois, dimanche soir, en allant cueillir le prix du meilleur réalisateur au gala des prix Écrans canadiens. Son film a remporté cinq prix lors de cette soirée bizarrement télédiffusée avec une heure de décalage (et donc sans le moindre suspense).

Enemy est un casse-tête de faux-semblants qui rend hommage à l'univers tordu, sulfureux et intrigant de Cronenberg, sans que la signature de Denis Villeneuve ne soit compromise. La fluidité de sa réalisation, la lumière filtrée de ses plans, les subtilités de sa mise en scène s'y trouvent bien en évidence. Comme cette image de pare-brise fracassé qui rappelle une toile d'araignée...

On peut se rassurer, Villeneuve, qui aligne les succès dans la langue de Spielberg, ne se fera pas avaler par la machine hollywoodienne. On lui a proposé coup sur coup de tourner Terminator et Star Trek. Il a refusé. Il sait qu'il peut trouver son compte dans le système américain, profiter de ses budgets de dizaines de millions de dollars, sans y perdre son identité. Il l'a prouvé avec Prisoners, succès à la fois critique et populaire, qui a ouvert la voie à d'autres propositions (Sicario, The Story of Your Life).

Villeneuve a le loisir d'être sollicité par Hollywood ces jours-ci. Il lit plusieurs scénarios, ce qui lui fait constater, comme plusieurs autres, que la scénarisation est peut-être le maillon faible du cinéma québécois. Il confiait même à Tout le monde en parle, dimanche, avoir des scrupules à se remettre lui-même à la scénarisation, à force de voir des intrigues aussi bien ficelées.

Ce serait dommage. Villeneuve, un maître de l'image dont la faiblesse des premiers films se trouvait essentiellement dans le scénario, a énormément mûri comme scénariste. Il aurait tort de laisser les vieux démons du doute l'empêcher d'écrire. La lucidité, c'est aussi reconnaître ses forces.

Denis Villeneuve a déjà un nom qui porte aux États-Unis. S'il poursuit sur sa lancée, d'ici quelques films, il pourrait devenir incontournable à Hollywood. On s'en réjouit pour lui. Tout en se désolant que le cinéma québécois doive en conséquence se priver de son talent, alors qu'il est au sommet de son art. Parviendra-t-il à jongler avec une carrière québécoise et hollywoodienne simultanément? C'est la grâce que nous nous souhaitons.