Il a un nom de camion. Il a l'air d'un vieux pick-up bosselé, monté sur des roues de monster truck. À seulement 44 ans, on pourrait croire Rob Ford bon pour la cour à scrap. Le regard bovin, le visage rougeaud d'ivrogne, la silhouette de cardiaque en attente d'un pontage. Au bout de son kilométrage.

Il n'en est rien. Le maire de Toronto est plus présent que jamais. Prêt à bousculer quiconque entrave son chemin (même une collègue). Rob Ford est non seulement la risée des médias internationaux, c'est aussi la dernière vedette de la télévision canadienne, qui n'en compte pas des tonnes.

Hier à 20 h, Sun News a diffusé le premier épisode de son émission Ford Nation, coanimée avec son frère Doug. La téléréalité de l'automne a désormais sa case horaire propre, gracieuseté de Québecor. Une émission mettant en vedette un élu soupçonné d'avoir tenu des propos racistes et misogynes, fréquenté des prostituées, conduit en état d'ébriété, proféré des menaces de mort et fumé du crack. Excusez du peu.

À Toronto, les affaires municipales ressemblent à un scénario de The Wire (avec un côté loufoque que n'avait pas l'excellente série campée à Baltimore).

Le public friand de scandales, de règlements de comptes et de pauvres gens s'humiliant publiquement à la télévision devrait être servi. Et ce n'est pas Rob Ford qui va s'en plaindre. Sa soudaine célébrité internationale - il était hier l'invité d'Anderson Cooper à CNN - semble lui faire l'effet d'une p'tite ligne sniffée dans un bar à poudre de la rue King.

Rob Ford n'est pas la version torontoise de Marion Barry, l'ancien maire de Washington qui fumait lui aussi du crack. C'est le Snooki de la politique municipale. Un personnage trash rescapé d'une téléréalité (Jersey Shore). L'objet de toutes les railleries, légitimé par sa notoriété, qui tire profit de sa «mauvaise fortune»

Qu'importe les raisons de sa célébrité, quand l'essentiel est d'être vu, connu, reconnu. D'autres ont profité avant Ford de leurs propres controverses pour s'assurer une attention médiatique. Soutenus en cela par des médias comme Sun News, à la recherche du prochain stunt à monter en épingle. La recette est éprouvée. Je n'ai jamais autant entendu parler de Miley Cyrus que depuis que je connais l'existence du verbe «twerker».

On ne s'étonnera pas outre mesure que Sun News embauche Rob Ford. Ils ont le même public cible. Les curieux devraient être nombreux (du moins au début) et la chaîne de droite populiste est en sérieux déficit de cotes d'écoute. Rien de nouveau sous le soleil.

En revanche, que le journal culturel Voir en soit réduit à racoler de nouveaux lecteurs en offrant une tribune de choix au discours ouvertement misogyne d'un quidam raciste (n'ayant même pas l'excuse d'être un élu ou une personnalité publique) me dépasse.

Je ne veux pas m'acharner sur Voir, un média en déroute qui fait tout ce qu'il peut pour subsister. Mais ses tactiques sont aussi désespérantes que désespérées. Sa dernière trouvaille? Mettre en vedette les blogueurs les plus outranciers du web, qui à leur tour donnent le crachoir aux êtres les plus immondes de notre société.

C'est à qui ira le plus loin dans la bêtise et la diffamation. La semaine dernière, un de ces blogueurs, qui n'en est pas à son premier dérapage - il avait dû retirer de son blogue des propos sexistes et méprisants sur Mariloup Wolfe -, a interviewé un suprémaciste misogyne qui croit qu'Isabelle Gaston est responsable de son sort et du meurtre de ses enfants.

Voir a diffusé cette discussion de taverne entre un blogueur en quête de notoriété et un barbu fêlé, sorte de Doc Mailloux nouveau genre, qui estime que la femme devrait être l'esclave de l'homme et que les immigrants sont des «déchets» dangereux. Pour aucune raison valable, sinon celle de publiciser le discours haineux d'un inconnu. Édifiant.

Pourquoi Voir diffuse de tels propos? Pour que des journalistes vieux jeu comme moi s'offusquent de ce manque cruel de discernement? Pour qu'un blogueur respecté comme Ianik Marcil quitte le navire avec fracas avant qu'il ne sombre définitivement? Pour achever un média agonisant? Nos règles de droit ont ceci d'ennuyeux qu'elles rendent responsables les médias du contenu qu'ils diffusent...

Pourquoi mourir dans la dignité quand on peut mourir dans la honte? Il faudrait poser la question au rédacteur en chef de Voir qui, paradoxalement - il en a fait la preuve à maintes reprises -, méprise les médias. Il prétend que parce que ces blogueurs amateurs sont populaires, et qu'ils attirent sur Facebook 50 000 ou 80 000 amateurs d'outrances avec leurs inepties, ils méritent notre attention.

C'est une lumineuse découverte. Si cette chronique traitait de potins scabreux de vedettes québécoises, elle serait aussi très populaire. Même sans être publiée dans La Presse. Il existe des blogueurs néonazis avec des dizaines de milliers d'admirateurs sur le web. Peut-être que Voir pourrait aussi les recruter?

Il y a des limites à excuser l'inexcusable. Le plus insidieux dans cette dernière initiative de Voir, c'est sa volonté de se donner un vernis de légitimité en exploitant la culture trash pour s'attirer des «clics». Le journal prétend sans rire innover avec cette exploration des zones les plus sombres du web. Contrairement aux médias traditionnels (ou qui se respectent), il se montre à la fine pointe de l'avant-garde, à l'écoute des laissés-pour-compte qui, par leurs discours extrêmes, intéressent vraiment «les jeunes». À donner la nausée.

Au moins Sun News ne tente pas de faire passer la misogynie pour de la sociologie.