Il a le droit de chanter. De s'expliquer. De sourire. Même si chacune de ses paroles, chacun de ses sourires, seront désormais jugés à l'aune de ses actes. Interprétés d'une manière ou d'une autre. Des visages, des figures, perdent de leur innocence sous un éclairage nouveau.

Le visage de Bertrand Cantat a été buriné par le drame du 27 juillet 2003. Il en porte les stigmates. Son regard s'est éteint, s'est assombri d'un voile. Il y a 10 ans, à Vilnius, l'ex-chanteur de Noir Désir a battu à mort sa compagne, l'actrice Marie Trintignant.

Il a tué celle qu'il prétendait aimer. Il l'a arrachée à ses quatre enfants, à ses parents. Et il m'a trahi. Moi, et des milliers de fans de la première heure, pour qui il a détourné de leur sens, à jamais, les paroles d'Aux sombres héros de l'amer et des Écorchés.

Moi qui, deux soirs de suite, ai assisté à son spectacle lors de son dernier passage à Montréal en 2002. Et qui, depuis 10 ans, n'ai pu réécouter Tostaky sans ressentir un malaise en l'entendant chanter «Aqui para nosotros, aqui para nosotros», en transe, sa voix graveleuse habitée par une rage sourde et soudaine.

Il a le droit de chanter. Il a le droit d'exister et de survivre grâce à sa musique. Il a le droit d'être réhabilité. Lui interdire de chanter, d'écrire, de composer, ce serait le condamner à perpétuité pour un crime pour lequel il a déjà été jugé et pour lequel il a déjà purgé sa peine.

Bertrand Cantat fera paraître, le 18 novembre, un nouvel album, Horizons, sous le nom de Détroit, le duo qu'il a formé avec le bassiste Pascal Humbert. Un premier extrait, Droit dans le soleil, a été lancé le 30 septembre. Une chanson sobre, coécrite par Cantat et son ami Wajdi Mouawad, qui commence par ces paroles, impossibles à dissocier du drame: «Tous les jours on retourne la scène/Juste fauve au milieu de l'arène/On ne renonce pas/On essaie/De regarder droit dans le soleil.»

Je ne réécouterai plus cette très belle pièce, que j'ai découverte hier. Je ne fréquente plus l'oeuvre de Noir Désir depuis les «événements». Ce n'est pas pour moi une question de morale. Je ne crains pas de cautionner un meurtrier en écoutant sa poésie. Un pacte a été rompu. Ces chansons que j'ai écoutées jusqu'à plus soif - Fin de siècle («Nous, on veut de la vie, longtemps, longtemps, longtemps»), Bouquet de nerfs («Trompe la mort et tais-toi») et bien d'autres -, sont désormais trop teintées, altérées, contaminées pour que je puisse les apprécier.

Bertrand Cantat a le droit de chanter. Il a le droit de créer et d'être entendu. Il a le droit de s'expliquer. Même sur l'inexplicable. Il l'a fait, dans l'édition d'hier de l'hebdomadaire français Les Inrockuptibles. Son visage, sur lequel on perçoit un sourire timide, s'y trouve en couverture, sous le titre «Cantat parle». Un sourire énigmatique, qui m'a profondément troublé.

Les Inrocks ont abondamment fait la promotion de cette entrevue «exclusive», la première du chanteur depuis 10 ans, se justifiant en éditorial de ne pas vouloir «le disculper». «On ne reconnaissait pas le Bertrand Cantat décrit par une certaine presse qui avait largement battu en dégueulasserie, lynchage et enquêtes bâclées les tabloïds anglais», écrit le responsable des pages musique, Jean-Daniel Beauvallet, qui a mené l'entrevue.

«Je ne suis pas dans le déni de ce qui s'est passé, je sais que j'ai commis l'irréparable», lui a confié Cantat lors d'un entretien de trois heures, à Bordeaux. «J'ai su très vite que je ne pourrais pas m'expliquer. [...] Mes remords, ma souffrance, ma sensibilité, ça ne marchait pas dans cette histoire.»

Bertrand Cantat a le droit de s'expliquer. Il a le droit d'accorder une entrevue, dans le cadre d'une tournée de promotion de son album à paraître, à un journaliste qu'il connaît bien. On a, en revanche, le droit de trouver paradoxal qu'il ait attendu d'avoir un disque à vendre pour rompre un silence de 10 ans.

Cantat a le droit de se défendre. Alors que pèsent sur lui de nouvelles accusations de violence conjugale. Le parquet de Bordeaux vient de rouvrir une enquête préliminaire reposant notamment sur un message de son ex-femme et mère de ses deux enfants, Krisztina Rady, laissé sur le répondeur de ses parents six mois avant son suicide en 2010. Elle y décrit les violences physiques et psychologiques que Cantat lui aurait fait subir.

«Chaque proche se demande ce qu'il n'a pas vu, pas fait, ou fait... Moi le premier, mais les raccourcis et les accusations délirantes sont inacceptables. C'est affreux, abject d'être devenu le symbole de la violence contre les femmes», se défend-il.

Bertrand Cantat a le droit de chanter. Il a le droit de créer, d'exister et de survivre. Il a le droit d'être choriste dans une trilogie de Sophocle, sous la direction de Wajdi Mouawad. Il a le droit de s'expliquer, de se défendre, d'être réhabilité. Il a le droit de s'insurger contre des accusations auxquelles il fait face et qu'il considère injustes.

J'ai le droit de trouver plus abjecte la violence faite aux femmes que le fait d'être devenu le symbole de cette violence après le meurtre d'une compagne et le suicide d'une autre. Bertrand Cantat a le droit d'être entendu. J'ai le droit de ne plus l'écouter.