Michel Brault me parlait de sa voix douce et grave, de ses films, de sa vision du cinéma, de la petite histoire derrière ses chefs-d'oeuvre, étonné par ma curiosité. Il m'avait accueilli dans sa maison du Vieux-Beloeil, près de la rivière Richelieu. J'y suis resté près de deux heures.

De cet entretien réalisé au moment du 40e anniversaire de la crise d'Octobre, je n'avais retenu pour une chronique que les passages sur Les ordres. Hier, en fouillant dans mes archives, j'ai retrouvé l'enregistrement de cette entrevue avec l'un des monuments du cinéma québécois, disparu samedi à 85 ans, trois jours seulement après Arthur Lamothe.

Michel Brault était un maître de l'image. Un directeur photo d'exception, notamment pour ses amis Claude Jutra (Mon oncle Antoine, Kamouraska) et Francis Mankiewicz (Les bons débarras). Un pionnier de la caméra à l'épaule et du cinéma direct, avec ses coréalisateurs Gilles Groulx (Les raquetteurs) et Pierre Perrault (Pour la suite du monde), qui influença le cinéma de la Nouvelle Vague.

Il participa à quelque 200 films comme réalisateur ou directeur photo. Certains parmi les plus marquants du cinéma québécois. Pour la suite du monde fut le premier documentaire, et le premier film canadien, à être présenté en compétition au Festival de Cannes, où Les ordres a valu à Michel Brault le Prix de la mise en scène en 1975 (ex aequo avec Costa-Gavras), à la barbe de Martin Scorsese, Werner Herzog, Bob Fosse et Michelangelo Antonioni.

«Il n'y a jamais eu de films qui sont nés en moi, m'a confié humblement le cinéaste d'Entre la mer et l'eau douce, en septembre 2010. J'ai saisi des occasions. Les ordres, c'était une occasion. Pour la suite du monde, une autre occasion, que j'ai saisie au bon moment.»

Pour Gilles Jacob, président du Festival de Cannes, «c'est tout un pan du cinéma québécois qui disparaît» avec ce «maître du documentaire». Une forme cinématographique qui a non seulement marqué la carrière de Michel Brault, mais qui fut aussi pour lui matière à une incessante réflexion.

«Je n'aime pas les documentaires qui font la morale, me disait-il. Un documentaire raconte les faits. Dans Pour la suite du monde, j'ai donné la parole aux gens pour qu'ils racontent des choses. Pour ajouter au bagage de connaissances du spectateur. Je déteste qu'on essaie d'imposer une pensée.»

Les cinéastes ont une responsabilité morale envers leur public, a toujours cru Michel Brault. «Le pouvoir du cinéma est immense. On peut arriver à s'emparer des consciences. Quand on fait des films, on n'a pas la mission d'enflammer les esprits. On a plutôt une mission de réflexion et de contemplation. Je crois fermement qu'il est très dangereux pour un cinéaste de faire un film sur des événements historiques. Parce que dès que le film de fiction est réalisé, il remplace l'histoire de manière sournoise.»

Je lui avais soumis à l'époque que les images des Ordres s'étaient substituées dans mon esprit à celles de la crise d'Octobre, que je n'ai pas connue. «C'est vrai? Tu me donnes des frissons. On n'est pas conscient de ça quand on fait un film, même si on sent qu'on a une responsabilité. Sa réelle importance ne nous apparaît que plus tard.»

C'est dans le fabuleux laboratoire qu'était l'Office national du film, au début des années 60, que Michel Brault a trouvé sa voie, à l'instar de toute une génération de cinéastes (parmi lesquels Pierre Perrault, Gilles Groulx et Claude Jutra) qui a ni plus ni moins donné naissance au cinéma québécois.

«Le portrait général de ma vie de cinéaste se résume facilement, m'avait dit Brault il y a trois ans. Au début, je fonctionnais à l'instinct, alors qu'à la fin, j'étais conscient. On pourrait penser le contraire, mais c'est beaucoup plus difficile de faire des films quand on est conscient et que l'on mesure presque tout. À l'époque, on ne mesurait rien. On faisait tout par instinct. Comme si quelqu'un d'autre était maître de nous. Une espèce de force au-dessus de nous.»

Il aura réussi, dans un parcours de cinéma exceptionnel, à capter la vie sur le vif. La caméra à l'épaule, au plus près de son sujet. «Quand j'ai fait Les raquetteurs [son premier film, en 1958], je voulais que l'image parle d'elle-même. On n'avait même pas le son direct à l'époque. Tous les documentaires étaient muets jusqu'en 1960. Il n'existait pas de petit magnétophone portable que l'on pouvait apporter sur le terrain, en chaloupe, en mer ou à la montagne. On tournait des images.»

Les raquetteurs ne serait donc pas tout à fait, comme l'a retenu l'histoire, le précurseur du cinéma direct? «Les professeurs qui disent que c'est le premier film de cinéma direct n'ont pas vraiment raison, m'avait confié Michel Brault en souriant. On avait un preneur de son qui faisait des effets spéciaux dans la grange. Le son du petit chien qui marche dans la neige, c'est un gars qui a des petits sacs de farine et qui les déplace sur une table. Mais je crois qu'il y a un plan dans le film qui est le premier au monde à utiliser le cinéma direct.»

Il me parlait avec une flamme dans le regard, intarissable. Me relatant quantité d'anecdotes sur le financement (difficile) et le tournage des Ordres, sur Cannes, sur les films qui l'ont marqué («Le sang d'un poète de Cocteau, c'était le chef-d'oeuvre absolu pour Claude [Jutra] et moi»).

Avant que je ne parte, il a insisté pour m'offrir un coffret DVD de ses oeuvres complètes, en me racontant une dernière histoire sur Claude Lelouch. «Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ça. Tu ne dois pas trouver tout ça très intéressant...» Si vous saviez, monsieur Brault, comme j'ai trouvé tout ça fascinant.