Il est ravi, Denis Villeneuve. Comblé par sa première expérience hollywoodienne et par le tournage de son premier film américain, Prisoners, à l'affiche depuis vendredi. Il ne le dit pas pour faire plaisir à ses producteurs ni parce que c'est prévu à son contrat. Ce n'est pas son genre.

On sent le cinéaste d'Incendies et de Polytechnique particulièrement heureux d'avoir pu tourner aux côtés du légendaire directeur photo Roger Deakins, d'avoir pu diriger des acteurs de la trempe de Hugh Jackman, Jake Gyllenhaal, Viola Davis, Terrence Howard et Melissa Leo, et surtout d'avoir pu le faire à sa manière.

Il a raison d'être ravi, du reste. Prisoners est un thriller psychologique de grande qualité, rondement mené, magnifiquement filmé, efficace et intelligent, qui devrait faire un tabac au box-office nord-américain (malgré sa trame complexe et sa longueur de deux heures trente minutes).

C'est le cliché d'entre tous les clichés, mais on croit sans avoir à l'entendre le dire que Villeneuve «a fait le film qu'il voulait faire». À partir d'un scénario qui l'a immédiatement séduit, grâce à l'appui de producteurs qui lui ont laissé les coudées franches, entouré d'artistes et d'artisans qui désiraient travailler avec lui.

«Je ne m'attendais pas à être autant respecté comme cinéaste, me dit-il au téléphone, de Los Angeles. J'ai vraiment été le maître d'oeuvre de mon film. On accordait beaucoup d'importance à ce que j'avais à dire. Je croyais avoir à débattre avec les producteurs. Au contraire: ils m'ont soutenu, m'ont fait entièrement confiance, m'ont fait des suggestions précieuses. J'ai même eu droit au final cut. Je ne peux pas le croire!»

Même la scène finale qu'il a imaginée, plus ou moins ouverte selon les critères hollywoodiens, et qui s'éloignait du scénario original, a été conservée intacte. Les grands studios préférant les résolutions plus claires, Villeneuve a tout de même pris le soin de tourner une séquence finale de rechange. Au cas où...

«Mais je tenais à cette fin! dit-il, un sourire dans la voix. Les producteurs se sont tenus debout. Ils m'ont assuré que s'il n'y avait pas de contestation monstre pendant les projections-tests, on n'aurait pas besoin du plan B. On n'en a pas eu besoin!»

Sa vision des choses

C'est bien sûr grâce au succès international d'Incendies, nommé aux Oscars, que le cinéaste québécois a pu profiter d'autant de liberté de création. La maison de production qui l'a pressenti pour Prisoners, Alcon, avait beaucoup aimé Polytechnique et Incendies.

«J'ai été très franc avec eux dès le départ. Je leur ai dit: si vous cherchez un exécutant, il y a sans doute des centaines de réalisateurs qui seraient contents de faire ce film. Mais si vous me choisissez parce que ma sensibilité vous intéresse, sachez que j'ai besoin d'être l'auteur de mon film. Je l'ai dit dans la bonne humeur, mais en restant ferme.»

Sur le plateau de tournage, Villeneuve n'a pas davantage hésité à imposer sa vision des choses. Alors qu'une scène était fin prête à être filmée, les comédiens et les techniciens en place, il a décidé de tout stopper et de reporter le tournage. Le soleil venait de sortir et il avait convenu avec Roger Deakins de ne tourner des scènes que sous la pluie, la neige ou les nuages, afin que le film demeure dans des tons de gris.

«On sait que tourner un plan peut coûter 50 000$ et qu'un producteur va être furieux qu'on prenne une telle décision. Mais pour faire un bon film, il faut essayer de ne pas trop y penser, de suivre ses instincts, être un peu autiste. Je comprends comment certains cinéastes peuvent devenir des monstres. Ce jour-là, j'ai peut-être retardé la production, mais je sais que j'ai gagné le respect de Roger Deakins.»

C'est Deakins lui-même, réputé directeur photo des films des frères Coen (et du James Bond de Sam Mendes, Skyfall), qui a pris contact avec le cinéaste après avoir vu Incendies. Sa participation au projet n'est pas étrangère, croit Villeneuve, à la confiance qui lui a été témoignée par ses producteurs.

«C'est un grand maître. Sa présence m'a intimidé au départ, mais on est rapidement devenus complices. Il m'a beaucoup conseillé sur le plateau. J'étais en confiance et vraiment bien entouré sur ce film. J'ai travaillé avec les monteurs de Clint Eastwood. Ils coupent comme des samouraïs!»

Radiohead

Je lui fais remarquer que la seule chanson que l'on entend dans Prisoners, pendant la dernière scène, est une pièce du groupe Radiohead (Codex). Un clin d'oeil à celle qui ouvrait magnifiquement Incendies, You And Who's Army?

«Ce devait être un morceau d'opéra ou de musique classique, selon le scénario. On en a écouté plus de 200. Puis on m'a proposé cette pièce de Radiohead, dont je suis monomaniaque. J'ai hésité. Je ne voulais pas que ça ait l'air d'un tic. On a fait la demande à 20h et le lendemain matin, à 6h, Thom Yorke avait déjà accepté, en disant qu'il avait adoré Incendies. Ça m'a rassuré!»

Au moment même où son film prend l'affiche en Amérique du Nord, Denis Villeneuve part en tournée promotionnelle européenne. «Je vais visiter 6 ou 7 pays, en 5 jours, avec des blocs de 25 entrevues aux 3 heures. Assez pour avoir le tournis!»

Il n'a, dans les circonstances, pas vraiment le temps de prendre la mesure des rumeurs d'Oscars, sans doute prématurées, qui accompagnent déjà son film. «Je prends ça avec humilité, dit-il. C'est un beau compliment. Je trouverais surtout ça chouette pour les acteurs, comme Hugh, qui s'est pleinement investi dans son rôle, de manière incroyable.»

Box-office

Sent-il une pression particulière pour que son film fasse le plein de recettes aux guichets le premier week-end?

«Mon plus grand stress a été de montrer le film aux gens du studio et au Festival de Telluride. Les critiques ont été bonnes. Je sens que j'ai gagné mon pari. Mais c'est certain que, pour le studio, le premier vendredi soir est très important. C'est un milieu très dur. Le box-office peut avoir une grande influence sur la suite des choses. Beaucoup d'argent a été investi dans le film [dont le budget est d'environ 55 millions]. Probablement plus que les budgets annuels de Téléfilm, de la SODEC et de l'ONF réunis!»

Il en rit. Mais, de son propre aveu, d'un rire nerveux.

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