Si vous croyez que le cinéma n'a aucune incidence sur le comportement humain, allez voir The Act of Killing. Vous m'en donnerez des nouvelles.

Ce documentaire atypique, par moments surréaliste, mariant des scènes de torture reconstituées et les aveux candides d'authentiques tortionnaires, déstabilise par la dureté de son propos. Il fait aussi réfléchir au rôle, au pouvoir et à l'influence qu'exerce le cinéma.

Réalisé par Joshua Oppenheimer, produit entre autres par Werner Herzog et Errol Morris, ce film troublant, à l'affiche depuis vendredi au Cinéma du Parc et à Excentris, s'intéresse à l'impunité et à la banalisation de l'horreur.

Dans la foulée de l'accession au pouvoir du général Suharto en Indonésie, en 1965, et sous le regard bienveillant de l'administration américaine, plus d'un million de communistes, de syndicalistes, d'Indonésiens d'origine chinoise et d'intellectuels de gauche ont péri aux mains de l'armée, de groupes paramilitaires et de mercenaires.

C'est sur certains de ces «gangsters» autoproclamés que Joshua Oppenheimer, un cinéaste américain de 38 ans, pose sa caméra. En particulier sur Anwar Congo, «figure légendaire» des escadrons de la mort du Sumatra du Nord, qui se targue d'avoir assassiné pas moins de 1000 «communistes». «On tuait dans la joie, après avoir vu un film d'Elvis. On buvait, on fumait et on allait danser», dit-il, tout sourire.

The Act of Killing raconte un pan sordide de l'histoire indonésienne, du point de vue inédit des bourreaux, plutôt que de celui des victimes. Devant les caméras de la télévision nationale ou celle, omniprésente d'Oppenheimer - qui a tourné son film avec l'aide de collaborateurs anonymes entre 2005 et 2011 -, les mercenaires s'enorgueillissent d'avoir débarrassé l'Indonésie de sa vermine communiste. À chacun sa définition de «crime contre l'humanité».

Promus du rang de petits trafiquants (et revendeurs de billets de cinéma) à celui de leaders historiques d'une organisation paramilitaire d'extrême droite ayant toujours ses entrées au Parlement indonésien, Anwar Congo et ses amis relatent dans le menu détail les exactions qu'ils ont commises il y a une cinquantaine d'années, accessoires à l'appui.

Congo, vieux séducteur en pantalon blanc et chemise hawaïenne, danse le cha-cha-cha après avoir fait la démonstration d'une technique mise au point afin de se débarrasser des opposants au régime sans taches de sang: il les étranglait avec un fil de fer, une méthode «beaucoup moins salissante que de les battre à mort».

C'est par ses mécanismes de mise en scène - entre le lyrisme onirique et la confession à visage découvert - que The Act of Killing est le plus cynique et aussi le plus percutant. Présenté comme un film dans un film, conçu comme un «making of», ce documentaire unique fait à la fois office de tribunal parallèle et de bande-annonce de film de fiction, inspiré par les récits d'horreur de ses protagonistes.

C'est d'ailleurs à l'initiative d'Anwar Congo que Josh Oppenheimer a tourné la reconstitution de scènes de torture et de meurtres, en empruntant à des genres hollywoodiens prisés par la bande de mercenaires: l'horreur, le western, le film de gangsters, le film noir, etc. Certaines de ces scènes sont troublantes de vérité - le saccage d'un village -, d'autres, carrément loufoques.

Plus le tournage de ce film faisant la fierté de ses «acteurs» - qui jouent leurs propres rôles - progresse, plus les langues se délient. Les «gangsters», déjà heureux d'énumérer leurs crimes, se livrent à davantage d'introspection. Et le documentaire prend une tout autre dimension.

The Act of Killing est une réflexion sur la valeur de la vie humaine dans un contexte politico-historique donné. Et une démonstration de comment on peut, à force de mensonges répétés, fabriquer l'histoire de toutes pièces, la faire dévier de sa réelle trajectoire, en s'accordant le rôle de héros tout en diabolisant son adversaire.

Le film nous renvoie aussi, comme spectateurs, au côté sombre du culte du septième art qui, par sa seule hégémonie, en faisant fi des frontières, s'impose parfois dans l'imaginaire collectif pour le pire des résultats. Josh Oppenheimer réussit sans peine à convaincre Anwar Congo et sa bande de se livrer à la caméra non seulement parce qu'ils sont fiers de leur legs, mais parce qu'ils s'identifient à certains personnages de truands célèbres qui les ont inspirés.

«On voyait des films de gangsters avec Pacino ou De Niro juste avant de tuer, dit Congo. On voulait être plus sadiques qu'eux.» «Sadique» étant, faut-il comprendre dans les circonstances, un compliment, tout comme «gangster», traduit très librement dans le Sumatra, semble-t-il, par «homme libre».

Le détachement, l'absence de remords, la candeur avec laquelle ces assassins admettent non seulement leurs crimes, mais les glorifient, glacent le sang. Ils se prêtent au jeu de la reconstitution, maquillés, déguisés, parfois de manière ridicule, avec un enthousiasme inquiétant. Comme s'il s'agissait de morceaux de bravoure. Et l'on comprend que devant la caméra, ils se perçoivent comme des vedettes hollywoodiennes.

Josh Oppenheimer, un diplômé de Harvard qui parle le javanais, repousse par la forme particulière de son film les limites du documentaire traditionnel. Cela pose évidemment certaines questions éthiques. La frontière a-t-elle été bien établie entre ce qui est réel et ce qui ne l'est pas? Peut-on donner voix au chapitre à des criminels sans être accusé de complaisance?

En revisitant une opération de nettoyage ethnique largement célébrée par les autorités indonésiennes, le cinéaste jette un nouvel éclairage sur un événement tragique sans trahir la confiance de ses protagonistes, qui s'en font une fierté. Mais il le fait au bénéfice de la vérité historique.

Aujourd'hui encore, la simple réputation d'assassins de ces truands leur permet d'extorquer des marchands chinois, contraints de leur offrir la dime en échange de la vie sauve. Tout ça avec la bénédiction de ministres qui s'affichent sans gêne avec ces « patriotes » emblématiques, dans le quatrième pays le plus populeux - et certainement l'un des plus corrompus - de la planète.

Il faudra, dans une scène de reconstitution de torture, qu'Anwar Congo interprète le rôle d'un communiste pour qu'il semble enfin prendre conscience de la gravité de ses actes, et ressente un minimum d'empathie pour ses victimes. «J'ai ressenti ce qu'ils ont dû ressentir», dit-il. «Non, lui répond du tac au tac le réalisateur. Toi, tu sais que ce n'est qu'un film. Eux savaient qu'ils allaient être tués.» Le point d'orgue d'un film fascinant.