Le contraste était saisissant. Dimanche, alors qu'une manifestation homophobe tournait au vinaigre dans les rues de Paris, le jury de la compétition du Festival de Cannes a remis sa Palme d'or à La vie d'Adèle d'Abdellatif Kechiche, magnifique film français sur une histoire d'amour entre deux jeunes femmes.

Le jury de Steven Spielberg a refusé net de donner au prix, remis pour la première fois à une oeuvre à thématique homosexuelle, une connotation politique. «C'est une très belle histoire, un amour magnifique auquel tout le monde peut s'identifier, peu importe l'orientation sexuelle», a déclaré le président.

On croit Spielberg sur parole, tellement le choix de La vie d'Adèle s'imposait aux yeux de tous pour la récompense suprême du cinéma d'auteur mondial. Ce chef-d'oeuvre de finesse et de vérité qui, à trois heures, ne dure pas une seconde de trop, traite avec une acuité et une authenticité saisissantes non seulement du grand amour, mais de ce qui peut parfois l'entraver (en l'occurrence la différence de classe sociale).

On a beaucoup parlé, lors de la présentation du film à Cannes, d'une scène de sexe de six minutes, à ce point crue que Julie Maroh, l'auteure de la BD (Le bleu est une couleur chaude) qui a inspiré le film, l'a qualifiée hier «d'étalage brutal et chirurgical, démonstratif et froid de sexe dit lesbien, qui tourne au porn». À chacun son point de vue.

Que la représentation torride de la sexualité dans La vie d'Adèle fasse réagir va de soi. Que l'on prête au sacre cannois du film une portée politique, dans le climat homophobe actuel de la France, ne surprend pas davantage.

Je ne suis pas convaincu qu'il y ait, pour le jury international de la compétition, de synchronicité entre la remise de la Palme d'or et la grande «Manif pour tous» de dimanche. Cette fabuleuse Palme d'or reste et restera pourtant, quelles que soient les intentions des jurés, un symbole fort. Le symbole d'une résistance idéologique dans une France en déroute, pays des droits de l'homme montrant depuis plusieurs semaines un visage honteux, celui de l'exclusion et de l'homophobie.

Dans les rues de Cannes, j'ai vu la semaine dernière des dizaines de manifestants masqués, scandant des slogans réactionnaires pour s'opposer à la loi sur le mariage entre conjoints de même sexe. J'ai eu une pensée pour René Cassin, l'un des auteurs de la Déclaration universelle des droits de l'homme, dont le père était Niçois.

La symbolique de cette Palme d'or n'est pas seulement embrassée par ceux qui, comme moi, croient en l'égalité des êtres humains, peu importe leur religion, leur sexe ou leur orientation sexuelle. Hier, une ex-ministre du gouvernement Sarkozy, Christine Boutin, qui n'en est pas à ses premières frasques, s'en est servie pour déverser son fiel homophobe sur les ondes radiophoniques françaises.

«On ne peut pas voir un film à la télévision, une série, sans qu'il y ait les gais qui s'expriment, a-t-elle déclaré. Maintenant, c'est la Palme d'or. Bon, ça va, quoi! Dans tout excès, il y a une erreur. Aujourd'hui, la mode, c'est les gais. Bon, très bien. On est envahi de gais!»

En Tunisie, où est né Abdellatif Kechiche, le ministre de la Culture a félicité hier le cinéaste de L'esquive et de La graine et le mulet pour son prix, mais du bout des lèvres, se gardant de mentionner la nature des rapports entre les deux héroïnes du film. Si l'homosexualité n'est pas illégale en Tunisie, la sodomie y est passible de trois ans d'emprisonnement.

Plusieurs films à thématique homosexuelle étaient présentés à Cannes cette année, dont L'inconnu du lac d'Alain Guiraudie, un autre film français très explicite, mettant en scène des hommes cette fois, qui a valu au cinéaste la Queer Palm (remise au meilleur film traitant de questions «altersexuelles») ainsi que le prix de la mise en scène de la section Un certain regard, où était aussi présenté Sarah préfère la course, de Chloé Robichaud.

Toujours dimanche soir, à un océan de distance de Cannes et des manifestations parisiennes, était diffusé à l'antenne de HBO, chez nous et aux États-Unis, Behind the Candelabra, le plus récent film de Steven Soderbergh, consacré à la relation tordue entre le pianiste mégalomane Liberace et son jeune amant Scott Thorson (qu'il a notamment convaincu de subir une chirurgie plastique afin de mieux lui ressembler).

Si le jeu très juste des acteurs Michael Douglas et Matt Damon a été salué sur la Croisette, le film n'a pas soulevé la moindre controverse quant à son illustration de l'homosexualité. Dans ce film divertissant, quoique somme toute conventionnel, on voit souvent l'exubérant Liberace, mort du sida dans les années 80, au lit avec son amant, mais sans qu'il n'y ait l'ombre d'une scène vraiment osée.

Soderbergh n'a pourtant pu obtenir l'appui d'aucun studio pour financer son film au budget très modeste de cinq millions de dollars. Il ne prendra conséquemment pas l'affiche en salle. Raison invoquée pour ce refus, selon le cinéaste de Sex, Lies and Videotape: son film sur Liberace a été jugé trop «gai».

Joyeux paradoxe. On refuse de financer un film américain inoffensif, sous prétexte qu'il est trop gai, dans un pays où même la droite ne remet plus en question le droit au mariage des homosexuels. Et l'on décerne la Palme d'or à un film français sulfureux traitant d'homosexualité, alors que 150 000 Français manifestent violemment dans les rues de Paris contre le mariage gai. Allez y comprendre quelque chose.