Il était près d'une heure du matin. Les fêtes sur la Croisette battaient leur plein. Festival de lumières fluorescentes et de musiques criardes. Mariage peu heureux de pop kitsch, de techno défraîchie et de cris avinés, provenant de soirées privées sur les plages tout aussi privées appartenant aux grands hôtels cannois: le Martinez, le Carlton, le Noga-Hilton, le Majestic...

Des files partout. Aux 20 mètres. Des filles aussi, les plus «jeunes et jolies» - comme dirait François Ozon - ne s'embarrassant pas de faire la file pendant une demi-heure, à l'instar du commun des quidams. Des femmes pour la plupart dans la vingtaine, sculpturales, moulées dans des robes fuseau noires. Des Russes ou des Ukrainiennes, des Tunisiennes ou des Brésiliennes.

Ce sont des mannequins ou des starlettes, ai-je pensé. Elles espèrent peut-être croiser James Franco par hasard dans un salon VIP. «Voyons, ce sont des prostituées!» a corrigé une amie que j'avais accompagnée dans une soirée. À bien y penser, certaines l'étaient sans doute.

C'est le secret de polichinelle du Festival de Cannes. D'ordinaire, personne n'en parle. Pourtant, comme le disait le regretté critique Roger Ebert, un habitué de Twitter: «Les prostituées à Cannes sont partout. Elles sont faciles à reconnaître: ce sont celles qui sont très bien habillées et qui ne fument pas».

Personne n'en parle, sauf ces jours-ci, en raison d'un article publié dans The Hollywood Reporter, repris dans le Courrier international, à propos de ce que le monde de la prostitution française désigne comme «le meilleur jour de paie de l'année».

Chaque année, selon le journal spécialisé hollywoodien, quelque 200 escortes de luxe débarquent sur la Croisette et se rendent dans les fêtes les plus sélectes, y accompagnant certains des visiteurs les plus fortunés du Festival (qui se rendent dans la foulée au Grand Prix de Monaco, qui aura lieu ce week-end). Les hommes d'affaires russes ou moyen-orientaux comme les fils de dictateurs.

Dans la baie de Cannes, depuis samedi, mouille le Savarona, un luxueux yacht de 136 mètres ayant appartenu jadis à la Turquie - qui l'a acheté pour un million de dollars en 1938 pour les réceptions données par Mustafa Kemal Atatürk - et plus récemment à l'un des fils de Mouammar Kadhafi, Moatassem, mort en 2011.

En 2007, le yacht, qui compte 18 cabines avec gymnase, hammam et salle de cinéma, avait été saisi par les autorités françaises pendant le Festival de Cannes, sous prétexte qu'il servait de «bordel flottant» et accueillait des prostituées de luxe. Le Savarona vient d'être rendu disponible à nouveau, et peut être loué à Cannes pour la modique somme de 350 000 euros la semaine, selon le quotidien Nice-Matin.

L'histoire récente du Savarona est liée au Libanais Élie Nahas, propriétaire d'une agence de mannequins internationale basée à Beyrouth, qui a été condamné en octobre à huit ans de prison pour proxénétisme. C'est lui qui organisait les soirées sulfureuses sur le yacht, et exigeait de 3000$ à 10 000$ par nuit de ses clients pour fréquenter des escortes essentiellement de l'Europe de l'Est.

«Tout le monde le sait, chaque année, pour le Festival, entre 30 et 40 yachts de luxe arrivent dans la baie de Cannes, a-t-il confié au Hollywood Reporter. Ils appartiennent à des gens richissimes. Chaque bateau a à bord une dizaine de filles; ce sont des top-modèles qui sont nues ou à moitié nues toute la journée, on leur sert de la drogue et de l'alcool à volonté.»

Lorsqu'elles n'ont pas lieu sur des yachts, les soirées se déroulent dans les hôtels de luxe et sur leurs plages, avec la complicité d'employés soudoyés par les proxénètes. Les lobbys des hôtels accueillent les escortes en fin de soirée, et un «marché» très particulier s'y tient, avec échanges d'enveloppes d'argent comptant.

Selon Élie Nahas, les escortes arrivent en grappes à Cannes des grandes capitales européennes, du Maghreb, de l'Amérique du Sud ou de l'Europe de l'Est, par l'entremise des agences, elles sont logées dans les palaces de la Croisette et les yachts, et certaines peuvent toucher jusqu'à 40 000$ la nuit. «Ce sont les Arabes qui sont les plus généreux, dit le Libanais. Si une fille leur plaît, ils peuvent débourser beaucoup d'argent.»

Un côté sombre de la Croisette qui pourrait servir de canevas à un vrai drame cinématographique. N'en déplaise à François Ozon, qui déclarait cette semaine, au Hollywood Reporter lui aussi, en marge de la présentation de son film Jeune et jolie en compétition officielle, que se livrer à la prostitution était «un fantasme de beaucoup de femmes». En voilà un qui a raté une belle occasion de se taire.

Vu

Une très belle image du film The Apprenticeship of Duddy Kravitz, avec Richard Dreyfuss et Micheline Lanctôt, sur le programme du jour du Festival. L'actrice et cinéaste québécoise est cette semaine à l'affiche de deux films à Cannes, tournés à 40 ans d'intervalle. Sarah préfère la course, de Chloé Robichaud, et cette adaptation du roman de Mordecai Richler de Ted Kotcheff, présentée hier en présence du cinéaste, dans la section Cannes Classics.

Entendu

La voix d'Alain Robin, un «sosie» français assez saisissant de Robin Williams déguisé en Mme Doubtfire, qui se promène dans les rues de Cannes et se fait prendre en photo par des touristes. Elle ne ressemble en rien à celle de l'originale...