J'avais 20 ans. J'habitais chez mes parents. Pendant mes cours à l'université, je me cachais à l'arrière de la classe pour lire le journal. Certains rêvent de devenir astronaute, joueur de hockey ou détective privé. Depuis toujours, je n'avais eu qu'une seule ambition professionnelle: être journaliste à La Presse.

J'avais fondé un journal à mon école primaire (La Presse Primaire). J'avais été rédacteur en chef des journaux étudiants de mon école secondaire, de mon cégep, de ma faculté, et j'avais été de l'équipe fondatrice de celui de l'université.

Je lisais Alain de Repentigny, Chantal Hébert, Luc Perreault, Robert Duguay, Pierre Foglia. Au secondaire, j'avais réussi à me greffer à un groupe d'élèves plus âgés d'une école de Laval pour visiter La Presse. J'ai encore dans mes cartons la pince avec le logo en cigare que Roger D. Landry en personne m'avait donnée à l'époque.

Grâce à un ami du cégep, je suis devenu collaborateur aux pages de La Jeune Presse, une section qui accueillait les textes d'étudiants. Et lorsque Mathias Brunet, que j'avais connu au secondaire, a obtenu un poste de journaliste sportif, abandonnant la chronique de restos «sur le pouce» qu'il rédigeait à la pige dans le nouveau cahier Sortir, j'ai trouvé prétexte à tenter ma chance.

Je suis allé manger dans une sandwicherie belge qui venait d'ouvrir ses portes près de l'université. J'ai écrit à la main et à la mine, sur des feuilles mobiles, ce que j'en avais pensé. J'ai retranscrit le tout à l'ordinateur, à la bibliothèque. J'ai pris mon courage à deux mains, ainsi que l'autobus et le métro depuis ma banlieue du West Island, et je suis allé, une disquette dans mon sac d'école en cuir brossé, la porter à Yves de Repentigny (à qui, hier encore, j'ai envoyé cette chronique).

Il y a 20 ans, le 22 avril 1993, j'ai publié mon premier texte dans La Presse. Une très mauvaise «critique» de resto - sans le moindre bémol -, multipliant les épithètes louangeuses sur les sauces à frites et les jeux de mots poussifs sur des personnages de bandes dessinées. Le texte s'intitulait «Schtroumpfer une frite». Pour vous dire...

Pendant des mois, j'ai travaillé presque à mes frais - faute d'avoir compris que l'on pouvait rembourser mes repas -, mon cachet couvrant à peine mes dépenses. «De toute façon, je le ferais gratuitement!» avais-je avoué dans un élan de franchise à un patron qui m'avait fait jurer de ne jamais le répéter (désolé, Marc Doré).

Au cours des années suivantes, j'ai touché à tout, comme pigiste, stagiaire ou journaliste surnuméraire: aux chiens écrasés comme à l'international, à la mise en page comme au reportage, aux sports, aux arts, à l'économie, aux informations générales. J'ai écrit sur des portes de garage et sur la question kurde, j'ai couvert la Coupe du monde de soccer en Asie et la foire agricole de Saint-Hyacinthe, j'ai été chef de la division des arts et chroniqueur de bières.

J'ai fait 100 métiers à La Presse et je pourrais en faire 100 autres. Parce que ce journal est en constante mutation. Lorsque j'étais pupitreur dans les années 90, nous recevions des exemplaires encore tout chauds, à minuit, directement des presses rotatives du sous-sol de l'immeuble. Aujourd'hui, le journal imprimé sur «offset» à Pointe-aux-Trembles ne tache plus les mains comme avant. Et à plus ou moins brève échéance, il n'existera probablement plus sur papier.

À l'époque où je dirigeais le cahier Cinéma, je me targuais de connaître tout le monde dans la salle de rédaction. Les photographes, les graphistes, les techniciens, les journalistes. Aujourd'hui, entre les monteurs, les vidéastes, les journalistes de La Presse+, je m'y perds un peu plus. Mais je me sens toujours chez moi.

Ce journal que vous lisez, sur votre iPad, sur le web ou sur ce bon vieux papier, j'y ai passé la moitié de ma vie. J'y ai vu les choses évoluer, pour le meilleur et parfois pour le pire. J'ai connu des périodes creuses - le début des années 90, alors qu'un jeune journaliste avait autant de chances d'y être embauché que de gagner le gros lot à la loterie. J'ai connu le virage, inspirant, vers l'information de qualité, au tournant du millénaire. Et les compromis exigés des journalistes ces dernières années, en raison des difficultés de la presse écrite.

J'ai souvent été, et je suis encore - mes patrons pourraient le confirmer -, l'un de ceux qui critiquent le plus durement ce journal que j'aime, qui m'a formé et où j'ai trouvé, pour toujours, une famille. Une famille élargie par le dévoilement, jeudi, de cet ambitieux média qu'est La Presse+.

L'été de mes 20 ans, j'ai quitté la maison familiale pour un appartement du Mile End. J'étais devenu journaliste, comme j'en avais toujours rêvé. J'ai continué à rédiger mes articles à la mine, à les recopier à l'ordinateur à l'université, à les transférer sur une disquette avant d'aller les porter en mains propres à La Presse. En espérant y croiser Alain De, Bob, King, Lemay, Foglia. Ma famille.