J'ai dû retenir une larme. J'en ai été le premier surpris. On ne s'attend pas à être ému en écoutant un conférencier, à 11h du matin, dans une vaste salle de centre des congrès.

Dave Grohl n'est pas n'importe quel conférencier. L'ancien batteur de Nirvana et leader des Foo Fighters avait l'insigne honneur de donner le discours officiel du volet musical du 26e festival South by Southwest (SXSW), hier, succédant entre autres à Bruce Springsteen, Lou Reed, Johnny Cash et Neil Young.

Non seulement il l'a fait avec humour et panache, mais de manière particulièrement émouvante, grâce à un texte percutant, senti, parfaitement dosé, retraçant le fil de sa carrière et de sa passion pour la musique.

Une passion née dès l'âge de 6 ans, lorsqu'il a découvert, sur une compilation de succès de 1975, Frankenstein du Edgard Winter Group (dont il a fredonné le riff frénétiquement hier sur scène). «Ce disque a changé ma vie», dit-il. Pas autant, aurait-il pu ajouter, qu'un autre album, paru le 24 septembre 1991: Nevermind de Nirvana.

L'album mythique du groupe phare du grunge fut enregistré en 16 jours au studio Sound City, qui avait déjà vu naître After the Gold Rush de Neil Young et Rumours de Fleetwood Mac, notamment.

Dave Grohl a récemment tiré un documentaire de l'histoire de ce studio de Los Angeles, désormais fermé, ainsi qu'un album, prétexte au spectacle très attendu des Sound City Players (parmi lesquels Stevie Nicks, John Fogerty et Krist Novoselic) qu'il donnait hier soir au Stubb's, un bar d'Austin.

Plus de 20 ans plus tard, Grohl, 44 ans, ne s'explique toujours pas le phénoménal succès de Nevermind. «Quand Kurt a déclaré au patron de notre étiquette de disques que nous voulions devenir le plus grand groupe rock au monde, j'ai ri! J'étais sûr qu'il déconnait.»

Nevermind, tiré d'emblée à seulement 35 000 exemplaires, allait bientôt être vendu à quelque 300 000 exemplaires par semaine.

«La chanson la plus populaire de 1990 était une ballade de Wilson fucking Phillips! Comment Kurt a pu imaginer notre succès me dépassait», dit Grohl, en rappelant que les artistes les plus populaires de l'époque étaient les très lisses Roxette, En Vogue, Mariah Carey ou encore Bell, Biv, Devoe.

«Pourquoi c'est arrivé? Je ne sais pas. Peut-être que des légions d'adolescents en avaient assez de Wilson Phillips? J'aime croire qu'ils ont aussi été touchés par trois personnes honnêtes, vraies, qui leur livraient une musique venue de leurs tripes.»

Jusque-là, se souvient Dave Grohl, personne ne lui avait jamais dit quoi jouer. Le succès de Nevermind, et celui du prochain album de Nirvana, In Utero, allait garantir que cela ne se produirait jamais. Même si tout n'était pas rose...

«Que faire après un succès pareil? Quand on s'attend à ce que tu résistes à la pression du monde corporatif? Comment vivre avec ce genre de succès? Ce sentiment de culpabilité est un cancer, une torture, qui peut te détruire en tant qu'artiste.»

Il a poussé Kurt Cobain au suicide, laisse implicitement entendre Grohl. En l'écoutant, j'ai constaté comment le souvenir de la mort de Cobain, à 27 ans, le 5 avril 1994, me remuait toujours autant.

«Quand Kurt est mort, j'étais perdu, paralysé. Je me sentais trahi par la musique. Je n'avais plus de voix. J'ai éteint la radio. J'ai rangé ma batterie. Je ne voulais plus entendre de chansons sur la souffrance. Ça faisait trop mal.»

C'est par la musique qu'il a vécu son deuil, jouant, fin seul, de tous les instruments du premier album des Foo Fighters, un nom de groupe «tellement stupide» qu'il a choisi afin que personne ne se doute qu'il n'existait pas en réalité. «Je n'avais pas de band, ce n'était pas vraiment un disque, dit-il. C'était un démo, une thérapie!»

Un album néanmoins créé, selon Grohl, dans le même esprit que les chansons qu'il fabriquait déjà à 12 ans, dans sa chambre, avec deux enregistreuses à cassettes et une guitare (dont il nous fait hier une amusante démonstration).

C'est à cette époque, grâce à sa cousine punk de Chicago, Tracy - «elle était mon idole» - et aux groupes de hardcore qu'elle lui a fait découvrir (Circle Jerks, Dead Kennedys, D.R.I. et autres Misfits des années 80), qu'il a trouvé sa voie.

«Ce fut le premier jour du reste ma vie», dit-il, ému, se remémorant l'esprit de rébellion qui animait des artistes tels Henry Rollins et Jello Biafra. «Je voulais, comme eux, faire la révolution. J'ai quitté l'école secondaire et je suis parti sur la route avec mon band

Cet excellent conteur - son père était rédacteur de discours à Washington - n'a pas manqué hier, devant une salle comble, d'égratigner l'industrie musicale. Il n'a épargné personne, de Pitchfork à American Idol, en avouant un récent plaisir coupable, Gangnam Style, l'une de ses chansons préférées de la dernière décennie.

«Est-ce que c'est moins bon qu'une chanson d'Atoms for Peace? On s'en fout! Qui peut déterminer qui a une bonne voix ou une mauvaise voix? Les juges de The Voice? Si Bob Dylan chantait aujourd'hui pour Christina Aguilera, il ne serait pas choisi dans son équipe!»

Au coeur de son allocution, applaudie à tout rompre, l'esprit «DIY» (Do It Yourself) qui a guidé son parcours depuis ses débuts, et ces quelques phrases, qu'il a répétées plusieurs fois comme un mantra: «Vous avez une voix. Faites-en ce que vous voulez. Criez jusqu'à ce qu'elle s'éteigne ou presque. Mais chérissez-la. C'est votre voix. Qui sait combien de temps elle durera...»

Avec une pensée pour toi, Kurt.