Le concept est simple. Quatre juges, le dos tourné à la scène, écoutent la voix d'un chanteur. Ils ne savent pas s'il est beau ou laid, blond ou brun, noir ou blanc, sexy ou pas sexy, svelte ou bedonnant, jeune ou vieux. Si les juges sont séduits par sa voix, ils choisissent le chanteur. Avant de se retourner pour voir à qui ils ont affaire.

«Le seul critère, c'est la voix, et rien que la voix», précise l'une des animatrices des coulisses de l'émission La voix, adaptation d'un succès mondial diffusée à TVA depuis dimanche. Ce critère unique est ce qui fait non seulement l'originalité et l'intérêt, mais la beauté de ce concept. Et qui distingue La voix de la plupart des téléréalités.

La voix, dans son essence, est une réplique à la superficialité de la téléréalité. Par ses seules cordes vocales, un artiste peut faire valoir son talent, qu'il corresponde ou non aux standards de beauté d'émissions débiles du type Occupation double.

La voix, une émission archiefficace, a fait ses preuves partout. Pour TVA, il s'agit d'un succès assuré. À preuve, les quelque 2,5 millions de Québécois à l'écoute dimanche soir. Grâce autant au «talent à revendre» - comme on dit au «vrai réseau» - de ses concurrents qu'à la spontanéité, la fébrilité et l'enthousiasme de ses juges (à commencer par l'irrésistible Ariane Moffatt).

Malheureusement, comme l'a souligné hier dans ces pages mon collègue Hugo Dumas, La voix est aussi enrobée d'une «boule gluante de pathos», servie en surdose, qui suinte le racolage lacrymal. On a ainsi appris, dimanche, qu'une concurrente avait été anorexique, qu'un autre avait été un enfant de la DPJ, que ces jumelles blondes avaient été victimes d'agression sexuelle et que ce chanteur à la voix de Louis Armstrong avait souffert de dépendance au jeu.

En livrant en pâture à ses téléspectateurs de tels détails de la vie privée de ses concurrents, La voix s'investit à fond dans le «human interest», comme disait Michel Chartrand. Et profite des malheurs de ses participants, au détriment de leur talent, pour se faire du capital chez BBM.

Ce faisant, l'émission - qui s'intitule La voix, pas Le vécu - opère un détournement de sens de son concept initial (déjà détourné, il est vrai, ailleurs). Le téléspectateur ne doit pas être séduit que par la voix d'un concurrent, à l'instar des juges, mais par son histoire personnelle. Ce que les anglos appellent cyniquement le «narrative»: le bagage narratif de tout un chacun. Plus il est larmoyant, plus il est susceptible d'émouvoir le téléspectateur.

Le tout est monté et diffusé comme de l'émotion «en canne», de la même façon que le sont les rires dans les sitcoms américaines. Afin de produire un effet d'empathie sur commande. Et de faire pleurer au deuxième mouvement de violons. C'est entendu. Il y a quelque chose d'indécent dans cette volonté d'alimenter la curiosité malsaine des téléspectateurs pour mieux les émouvoir. C'est dans ces moments que La voix se prend pour Échos Vedettes. Sauf que La voix ne met pas en scène des vedettes. Et que la voix des concurrents, sans échos, devrait suffire amplement à émouvoir l'auditoire.

Stéphane Laporte, qui a adapté ce concept pour le Québec, a défendu le parti pris misérabiliste de La voix, notamment sur les réseaux sociaux. En faisant valoir que l'on connaît la vie de la Môme Piaf, de Corneille, de Céline ou de Seal (ah bon?). Et que ce qu'ils ont vécu a nourri leur art. Forcément. Je ne suis pas seul à estimer que l'on en sait trop, malgré nous parfois, sur la vie intime des artistes.

Marcel Cerdan est mort en avion, le génocide rwandais a décimé des familles entières, René-Charles avait un frère jumeau-éprouvette congelé dans une clinique de fertilité. Cela est de notoriété publique (même si j'aurais préféré l'ignorer). Mais pourquoi faut-il qu'un homme de 51 ans ou une femme de 20 ans ait à dévoiler des pans entiers de son passé pour s'assurer de participer à un concours de chant télévisé? En quoi cela fait-il d'eux de meilleurs chanteurs?

L'un des contrecoups les plus malheureux de la célébrité est certainement le renoncement partiel à la vie privée. Cela est entendu, accepté à contrecoeur, par des gens qui pratiquent un métier public. Ils seront reconnus dans la rue. On parlera d'eux. Certains médias seront à l'affût des ragots qui les concernent.

Faut-il pour autant nourrir volontairement la machine à potins en contraignant des inconnus à se mettre à nu, soi-disant pour l'intérêt supérieur du téléspectateur? Que Meredith ait «un accent», comme l'a remarqué Jean-Pierre Ferland, fait partie du jeu de La voix. Mais qu'elle ait été victime de taxage avant d'être défigurée par un chien? Vraiment?

Il s'agit à mon sens de voyeurisme déguisé en intérêt biographique. L'ingrédient principal de la téléréalité, voulant qu'il soit nécessaire de tout savoir sur les gens que l'on découvre au petit écran. Avant même d'apprendre à les connaître.