En politique, on appelle ça une campagne de salissage. Et parfois, la politique se mêle de cinéma.

Les détracteurs de Zero Dark Thirty n'en démordent pas de la représentation de la torture dans le film de Kathryn Bigelow. La controverse autour des premières scènes - quasi insoutenables - du film n'en finit plus de rebondir. Les sénateurs s'en mêlent, le directeur de la CIA en rajoute, des acteurs plongent, alouette.

Tous montent au créneau pour tenter de discréditer l'un des films américains les plus intéressants de la dernière année, en faisant valoir qu'il fait l'apologie de la torture, sinon qu'il exagère l'importance de la torture dans la traque qui a mené à l'assassinat d'Oussama ben Laden.

C'est à se demander si tous ces gens ont vu le film en question et si c'est à Washington, plutôt qu'à Hollywood, que se déterminera le sort de la prochaine soirée des Oscars.

La semaine dernière, l'acteur David Clennon, soutenu par d'autres membres de l'Académie des arts et des sciences du cinéma dont Martin Sheen, a décerné avec ironie à Kathryn Bigelow «la récompense de l'Académie pour la promotion de la torture» (sur le site Truth-out.org) en comparant son film à la propagande nazie de Leni Riefenstahl et à l'oeuvre raciste de D.W. Griffith, The Birth of a Nation. Excusez du peu.

Il semble que ce soit la goutte qui ait fait déborder le vase. Kathryn Bigelow, qui avait refusé jusque-là de réagir à la controverse, a fait publier une lettre mercredi dans le Los Angeles Times. Elle y déclare sans équivoque ce qui, à mon sens, est illustré de manière éloquente dans son film: elle condamne l'usage de la torture ainsi que toute forme de pratique inhumaine et dégradante.

«Montrer ne veut pas dire que l'on cautionne. À ce compte-là, on ne pourrait plus jamais montrer le mal et s'intéresser aux épisodes épineux de notre époque, répond-elle à ses détracteurs. Je me demande si certaines des critiques adressées au film ne devraient pas plutôt être dirigées contre ceux qui ont institué et ordonné ces politiques américaines, et non contre le film qui porte l'histoire à l'écran.»

Les critiques, en effet, sont nombreuses. Le sénateur républicain et ancien candidat à la Maison-Blanche John McCain ainsi que la sénatrice démocrate Dianne Feinstein ont accusé Zero Dark Thirty de véhiculer «des informations fausses et trompeuses». Le directeur de la CIA, Michael Morell, a quant à lui regretté que «le film crée la forte impression que les techniques d'interrogatoire renforcées, qui faisaient partie de notre ancien programme de détention et d'interrogation, ont été des éléments clés pour trouver ben Laden».

Kathryn Bigelow, épaulée au scénario par le journaliste d'enquête Mark Boal (derrière The Hurt Locker, lauréat de six Oscars), nie avoir voulu donner cette impression. Et souligne qu'elle n'a pas inventé les pratiques de torture qu'elle présente à l'écran.

«Il est illogique, écrit-elle, de s'attaquer à un dossier comme la torture en ignorant ou en niant le rôle qu'elle a joué dans la politique et les pratiques du contre-terrorisme américain.»

La torture n'est du reste qu'un des éléments d'enquête de son film. Il faut être incroyablement naïf, ou hypocrite, pour laisser entendre que personne n'a été torturé pendant la longue traque d'Oussama ben Laden. À croire qu'Abou Ghraib n'a pas existé et que Guantanamo est une station balnéaire cubaine.

La réplique de Kathryn Bigelow n'empêchera sans doute pas le lobby anti-Zero Dark Thirty d'arriver à ses fins. Des avocats ont été sommés par des sénateurs de faire la lumière sur la véracité de l'information communiquée par la CIA aux artisans du film. Et des élus ont suggéré au distributeur Sony Pictures de prévenir le public que l'oeuvre contestée est bel et bien une fiction...

La torture a-t-elle joué un véritable rôle dans la capture de ben Laden? se demande aujourd'hui le Tout-Hollywood. Alors qu'il devrait plutôt se demander comment un film aussi convenu qu'Argo, de Ben Affleck, a pu remporter le Golden Globe du meilleur drame de 2012 devant l'oeuvre, nettement plus aboutie, de Kathryn Bigelow.

Il faut dire que rien n'a pas été dit ou écrit pour nuire aux chances de Zero Dark Thirty d'obtenir l'Oscar du meilleur film, le 24 février prochain. La campagne de dénigrement dont il fait les frais me rappelle celle à laquelle avait dû faire face The Hurricane du Canadien Norman Jewison, en 1999.

Zero Dark Thirty, champion du box-office nord-américain cette semaine (une consolation), est en lice pour cinq Oscars. Alors qu'il était le grand favori du gala de l'Académie il y a à peine un mois, fort du soutien de quantités d'associations de critiques américaines, il est désormais perçu comme un négligé.

Cet excellent film sera, à l'évidence, pénalisé par la controverse qui l'entoure. Déjà, contre toute logique, Kathryn Bigelow a été snobée par les électeurs de l'Académie dans la catégorie de la meilleure réalisation (qu'elle a remporté il y a trois ans; une première pour une femme). La preuve, s'il en faut, que les Oscars ne sont pas qu'affaire de cinéma, mais aussi de politique.