Àla fin, le méchant meurt. Ce n'est pas ce qui est le plus intéressant. Comme le disait le philosophe: la destination importe moins que le chemin parcouru.

Il a été fait grand cas depuis un mois, dans les médias, de l'inclination à droite du film hollywoodien le plus attendu de la saison, Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow (à l'affiche vendredi au Québec), traitant de la traque d'Oussama ben Laden.

Le téléphone arabe ayant fait son oeuvre, plusieurs commentateurs - certains n'ayant pas encore vu le film - ont prétendu que Zero Dark Thirty faisait l'apologie de la torture telle que défendue par Donald Rumsfeld, Dick Cheney et autres faucons de l'administration Bush fils.

La juxtaposition d'un enchevêtrement d'appels téléphoniques de victimes du 11-Septembre et d'une longue séquence de torture au début du film les a probablement convaincus que l'intention de la cinéaste et du scénariste de The Hurt Locker, Mark Boal, était de démontrer que la fin justifie les moyens. Surtout lorsqu'il est question d'éliminer l'ennemi numéro un des États-Unis.

Boal, un journaliste d'enquête, prétend que son scénario est dénué «d'intention», ainsi qu'il l'a déclaré lors d'une rencontre de presse à ma collègue Sonia Sarfati. Je ne présumerai pas de ses intentions, ni du reste de celles de la cinéaste. Leur film, que j'ai vu hier, m'a davantage fait l'impression d'une critique que d'un cautionnement des pratiques cruelles, inhumaines et dégradantes condamnées par le droit international.

L'interrogatoire «à l'américaine» tel que présenté à l'écran par Kathryn Bigelow est aussi dur qu'insoutenable, et certainement pas glorieux pour ceux qui le pratiquent. Pendant 15 longues minutes, on voit un prisonnier ligoté, qui n'a pas dormi depuis plusieurs jours, se faire gaver d'eau jusqu'à la quasi-suffocation, puis enfermer dans une boîte de bois à peine assez grande pour le contenir, dans ses excréments. En comparaison, le «trou» de la série Unité 9 prend des airs de colonie de vacances.

Même si le montage de Zero Dark Thirty peut suggérer un lien de cause à effet entre la torture et la découverte éventuelle de la planque d'Oussama ben Laden, il y a assez d'indices à mon sens - un agent de la CIA qui a plus de compassion et d'égards pour des singes en cage que pour leurs voisins prisonniers vêtus de tuniques orange - pour que l'on se fasse une idée assez précise d'où logent la cinéaste et le scénariste.

Zero Dark Thirty, malgré tout ce que l'on a pu écrire à son sujet, n'est pas un film sur la torture. C'est un film fascinant, sans temps morts, efficace mais subtil, sans excès de complaisance ni de patriotisme, sur le coût moral de la guerre. Un thriller inspiré d'une authentique opération militaire, qui revendique sa licence d'oeuvre de fiction en posant plus de questions qu'il n'offre de réponses. Une rareté dans le cinéma hollywoodien.

Est-il légitime qu'un État torture des prisonniers, au mépris d'une convention internationale qu'il a ratifiée, sous prétexte de la protection de son territoire et de ses citoyens? Lors d'une scène pivot, l'on entend le président récemment élu, Barack Obama, en entrevue à CNN, déclarer que les États-Unis ne pratiquent pas la torture, sous le regard impavide de ceux qui tentent, par tous les moyens possibles, d'obtenir des informations pouvant les mener à ben Laden.

Zero Dark Thirty - l'heure à laquelle (minuit trente en termes militaires) les Navy SEALs américains ont attaqué le bunker de ben Laden au Pakistan - est fait du même bois que The Hurt Locker. Et pourrait très bien valoir de nouveau à ses auteurs (gagnants en 2010 des Oscars du meilleur film, de la meilleure réalisation et du meilleur scénario original) les plus grands honneurs de la prochaine soirée des Academy Awards, dont les finalistes seront dévoilés ce matin.

On a dit bien des choses de ce film. Ce que l'on a peu dit, il me semble, c'est que Zero Dark Thirty, au-delà du débat qu'il suscite sur la torture, est une oeuvre ancrée dans des aspirations féministes. La vision pertinente d'une cinéaste - la seule à avoir été auréolée de l'Oscar de la meilleure réalisation - sur un épisode marquant de l'histoire américaine récente, à travers un personnage féminin fort, une jeune agente de la CIA dont l'entêtement a permis de traquer le terroriste le plus dangereux de l'époque.

On ne sait à peu près rien de cette Maya, interprétée avec une détermination silencieuse par l'excellente Jessica Chastain, qui grâce à ses intuitions, son intelligence et son flair, bien plus que par sa complicité dans des actes de torture, réussit à briser le silence dans lequel s'emmurent ses éventuels informateurs. Les aveux les plus importants du film surviennent, grâce à Maya, après un bluff et un repas frugal, pas une séance de «waterboarding» (simulation de noyade).

La soif de vengeance de cette jeune femme, qui a perdu une amie, sert de catharsis à une nation toujours en deuil des victimes du 11-Septembre. Et pour laquelle la mort de ben Laden a eu l'effet d'un baume. Une femme, alter ego en quelque sorte de Kathryn Bigelow, au regard lucide sur l'Homme, qui restera toujours un loup pour l'homme.

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