La fiction influence notre regard sur la réalité. On le sait. Mais sait-on à quel point?

Pat (Bradley Cooper) sort d'un séjour de huit mois en hôpital psychiatrique dans Silver Linings Playbook (à l'affiche), après un diagnostic de maniaco-dépression et une crise qui a failli coûter la vie à l'amant de sa femme.

Le nouveau film de David O. Russell est une comédie romantique décalée, mettant en scène deux personnages aux prises avec des problèmes de maladie mentale. Dans son illustration du trouble bipolaire, Russell passe allègrement du registre comique au registre dramatique.

Pat refuse de prendre ses médicaments et préfère combattre la maladie «à froid». Avec peu de succès. Sa vie s'améliore le jour où il commence à avaler ses cachets et rencontre Tiffany (Jennifer Lawrence), qui se remet elle-même péniblement d'une dépression.

Certains ont reproché à David O. Russell de traiter de la maladie mentale de manière trop caricaturale dans son film. D'autres ont en revanche salué «l'exemple positif» de ce jeune homme désemparé, qui apprend par différents procédés à accepter sa bipolarité.

Pat n'est certainement pas à la maniaco-dépression l'archétype caricatural qu'est Raymond (Dustin Hoffman) à l'autisme, dans Rain Man de Barry Levinson. Mais la manière dont sa maladie est illustrée à l'écran aura certainement un impact sur l'idée que certains spectateurs se font du trouble bipolaire.

Dans un article publié récemment dans la revue Psychology Today, le professeur de littérature américain Jonathan Gottschall rappelle comment la «fiction change le monde», grâce à la mise en scène de stéréotypes qui contribuent au renforcement d'a priori positifs et négatifs dans la société.

Autant il est admis, souligne le professeur, que l'émission de télévision Will and Grace a joué un rôle important dans le combat contre l'homophobie aux États-Unis (études scientifiques à l'appui), autant il est clair que l'illustration de comportements haineux dans des oeuvres de fiction peut a contrario avoir des conséquences fâcheuses. La diffusion en 1915 de Birth of a Nation, célèbre film muet (et raciste) de D.W. Griffith, a contribué à l'essor du mouvement du Ku Klux Klan, alors moribond.

«Les études démontrent que le contact régulier avec des amis ou parents homosexuels a plus d'incidence sur un comportement favorable à l'homosexualité que le niveau d'instruction, l'âge, le sexe, voire même les convictions politiques ou religieuses, écrit Gotschall. Or, la même chose peut être dite des relations illusoires que nous entretenons avec des personnages fictifs.»

Comme spectateurs, dit l'auteur, nous nous imbibons à ce point des personnages et des rebondissements d'une fiction, au cinéma, à la télévision ou encore dans le roman, que nous en venons à être influencés par ce discours narratif dans notre manière d'appréhender la société qui nous entoure. Il a été démontré que le simple fait de voir un film ou une télésérie qui présente des personnages gais sous un jour favorable (Brokeback Mountain d'Ang Lee, par exemple, ou encore l'émission Modern Family) a une incidence sur la diminution des préjugés sur l'homosexualité.

Sans vouloir exagérer sa portée, le personnage de Sidney Poitier dans Devine qui vient dîner? a eu, à n'en point douter, un impact dans le mouvement d'émancipation des Noirs aux États-Unis. Peu de gens, même à l'époque, auraient apprécié de se reconnaître dans le personnage de vieux bougon xénophobe incarné par Spencer Tracy.

Selon plusieurs psychologues, les oeuvres de fiction auraient même un impact plus important sur l'évolution des moeurs que des essais ou des documentaires. Entre autres parce que, n'étant pas dans le même «état d'alerte», nous sommes moins aptes à juger d'une exagération ou d'une fausseté dans une oeuvre de fiction que dans un documentaire de Michael Moore ou un essai politique.

Le cinéma a beau parfois n'être qu'un divertissement - comme on le dit chez les Guzzo -, même une comédie romantique peut parfois influencer notre manière de penser.

L'amour du cinéma

Fanny avait une gardienne mardi pour sa petite fille. Elle a décidé d'aller au cinéma, voir The Master de P.T. Anderson, dont j'avais redit le plus grand bien dans ma chronique du matin. Caroline et son amoureux ont eu la même idée. Ils se sont rendus au Quartier Latin pour la séance de 19h. La seule à Montréal en version originale avec sous-titres français (une excellente idée pour bien comprendre tout ce qui sort de la bouche crispée du personnage de Joaquin Phoenix).

Ils ont fait la queue au guichet (il y avait foule), pour se faire dire par la guichetière que la représentation de The Master avait été annulée sans préavis. Pourquoi? Parce qu'on a jugé qu'il n'y avait pas assez de spectateurs pour le film de P.T. Anderson, et trop pour Skyfall, le nouveau James Bond de Sam Mendes, pourtant projeté dans d'autres salles.

«Et nous, dans tout ça? m'a écrit Caroline. Comment les propriétaires du Quartier Latin peuvent prévoir que les gens qui se heurtent à une séance complète de Skyfall ne décideront pas d'ouvrir leurs horizons et d'aller voir The Master? C'est vraiment la logique marchande qui prime et les cinéphiles qui sont laissés pour compte...  Après les propos de M. Guzzo, c'était le comble!  Ces propriétaires sont là pour faire de l'argent et n'ont aucun amour du cinéma.»

On aimerait pouvoir contredire Caroline. Ce n'est pas toujours facile.