Au départ, il y a une histoire d'horreur. Un fait divers terrible. Une femme qui égorge, en les appelant un à un à l'étage, ses cinq enfants âgés de 3 à 15 ans. Avant de tenter, en vain, de mettre fin à ses jours.

La tragédie a eu lieu en 2007, en Belgique, qui n'a pas été épargnée par les histoires sordides ces dernières années. Mais elle aurait pu, bien sûr, se passer n'importe où. Chez nous.

Cet infanticide, les circonstances qui l'ont entouré surtout, ont inspiré un long métrage de fiction au cinéaste belge Joachim Lafosse. À perdre la raison, présenté dimanche au Festival du nouveau cinéma (FNC), doit prendre l'affiche le 26 octobre au Québec.

C'est un film fort, bouleversant, fascinant, sur la déroute psychologique d'une femme et sur le contexte familial atypique qui a contribué à sa spirale autodestructrice.

Geneviève Lhermitte, condamnée à perpétuité pour le meurtre de ses enfants, vivait avec son mari d'origine marocaine sous le toit - et le joug - du bienfaiteur de ce dernier, un médecin plus âgé qui avait facilité son immigration en Belgique.

Ce ménage à trois très particulier, davantage que la tragédie qui en a découlé, sert de point d'ancrage au film de Joachim Lafosse. Le cinéaste de 37 ans a voulu comprendre, au-delà du fait divers, qu'il transcende en l'adaptant très librement, la femme derrière la mère qui en arrive à tuer ses enfants.

«J'étais dans ma voiture, il y a cinq ans, quand j'ai entendu parler de cette histoire, raconte Joachim Lafosse, de passage hier au FNC. Je n'ai pas cessé d'y penser. Je me suis dit, comme tout le monde: c'est impensable, c'est inimaginable, c'est incompréhensible. Mais en suivant le récit médiatique, j'ai été assez effaré de voir qu'on faisait naître un monstre.»

Le cinéaste le reconnaît: il a voulu redonner un visage humain à cette femme. «Pas à cette femme-là, reprend-il. Le cinéma n'est jamais la vérité. La vérité au cinéma est toujours périmée et ne vaut rien. Je me suis inspiré d'une réalité. Comme dans toutes les tragédies, ça commence par une passion amoureuse. Mais l'enfer est pavé de bonnes intentions...»

Les effets pervers de l'altruisme du médecin protecteur, interprété par Niels Arestrup, son paternalisme bienveillant, qui fait écho au colonialisme européen et empêche toute émancipation du couple incarné par Émilie Dequenne et Tahar Rahim, s'affichent de manière subtile dans ce drame psychologique troublant et épuré.

À perdre la raison a alimenté la polémique en Belgique, avant même de prendre l'affiche. Certains ont estimé que le drame était trop récent. D'autres ont accusé Lafosse de voyeurisme. Le médecin et le mari de Geneviève Lhermitte ont demandé un droit de regard sur le scénario, qui leur a été refusé par le tribunal. Le médecin, sans avoir vu le film, a notamment accusé le cinéaste de «faire du fric sur cinq cadavres».

«Quand on a annoncé qu'on allait faire le film et pendant le tournage, il y a beaucoup de gens qui s'y sont opposés, dit Joachim Lafosse. Mais lorsque le film a été présenté à Cannes, la plupart ont compris qu'il n'y avait aucune intention d'être choquant ou scandaleux.»

À perdre la raison a été très bien reçu lors de sa première au Festival de Cannes, où il a valu à Émilie Dequenne (qui y avait été révélée par Rosetta, des frères Dardenne) le prix d'interprétation de la section Un certain regard, ex aequo avec Suzanne Clément pour Laurence Anyways. Le film a récemment été désigné par la Belgique comme candidat à l'Oscar du meilleur film en langue étrangère.

Comment Joachim Lafosse perçoit-il la responsabilité du cinéaste de fiction vis-à-vis du fait divers? Et face à la possibilité qu'aux faits avérés se substitue dans l'esprit du spectateur la trame que lui propose l'oeuvre de fiction?

Le cinéaste se braque un peu, croise les bras. «Dans 10 ans, dit-il, le fait divers aura été oublié, mais le film existera encore. Plus personne ne parlera de l'affaire Lhermitte. Les journalistes, quand ils écrivent sur les vrais protagonistes d'un fait divers, ont aussi une responsabilité, non? Moi, j'ai l'honnêteté de dire que tout ça n'est que le fruit de mon imagination. C'est inspiré de la réalité, mais ce n'est pas la réalité.»

Joachim Lafosse, qui a travaillé deux ans et demi sur son scénario (avec Thomas Bidegain et Matthieu Reynaert), se défend d'avoir voulu réhabiliter Geneviève Lhermitte. Il ne veut pas rendre justice. Il veut faire du cinéma. Deux concepts à son avis incompatibles.

«L'infanticide n'est que le prétexte du film, dit-il. Ce qui m'intéresse, c'est l'emprise. Comment on perd son autonomie. Personne n'était dans cette maison pour savoir ce qui s'y est passé et ce qui s'y est dit. Mon travail, c'est de rendre vraisemblable ce qui est excessif. On ne peut pas me reprocher d'être trop vraisemblable parce que j'ai voulu que l'on réfléchisse à ce que l'on dit être incompréhensible.»