C'était la première la plus attendue du Festival international du film de Toronto. Pour le film américain le plus attendu de l'automne. Le gala du samedi soir, au somptueux Princess of Wales Theatre, avait 45 minutes de retard.

Joaquin Phoenix, les cheveux ébouriffés, pris de tics nerveux, ne tenait plus en place en coulisse. Il a disparu avec une blonde aux mollets tatoués, plus grande d'une tête que lui, pour griller une cigarette sur la terrasse.

Harvey Weinstein, le grand nabab du cinéma indépendant américain, champion des nominations aux Oscars, est arrivé cinq minutes plus tard. Flanqué de son entourage, il avait l'air légèrement agacé. Carrure de joueur de ligne au football, en smoking, imposant son physique à un garçon mince et délicat, qui détonnait en jeans et chemise noire par ses manières décontractées.

«Où est-il encore? a demandé Weinstein. Non, il faut absolument qu'il soit ici demain. Nous avons des entrevues prévues avec Time et Newsweek. Il n'est pas question qu'on repousse ces rendez-vous, Paul!»

Le «Paul» en question a acquiescé de la tête, manière de dire «Ben oui, Harvey, pas de problème». Il s'est retourné. J'ai reconnu Paul Thomas Anderson, qui ne semblait pas le moindrement nerveux de présenter d'ici quelques minutes son nouveau film, The Master, en première nord-américaine. De quoi parlaient-ils?

«Je crois que nous venions d'apprendre que nous allions recevoir des prix au Festival de Venise le lendemain, et nous nous demandions qui pourrait être sur place», m'a expliqué cette semaine Paul Thomas Anderson en entrevue téléphonique.

Le lendemain de sa première torontoise, The Master remportait à la Mostra de Venise le Lion d'argent de la mise en scène et le Prix d'interprétation masculine (pour ses deux principaux acteurs, Philip Seymour Hoffman et Joaquin Phoenix). Il aurait du reste obtenu le Lion d'or du meilleur film, a-t-on appris, si un règlement ne l'avait empêché de cumuler autant de récompenses.

Philip Seymour Hoffman, qui incarne le «Maître», un dirigeant de secte charismatique rappelant L. Ron Hubbard, fondateur de l'Église de scientologie, s'est rendu à Venise. Paul Thomas Anderson est resté à Toronto pour assister à la conférence de presse de The Master. Et Joaquin Phoenix, annoncé aux côtés du cinéaste, est disparu dans la brume...

Il est «imprévisible», a déclaré le réalisateur de Boogie Nights et de Magnolia, afin d'expliquer l'absence de l'acteur, disparu aussi des écrans pendant deux ans pour les besoins du tournage de I'm Still Here, faux documentaire sur sa détresse psychologique (qui ne semblait pas tout à fait feinte...).

Dans The Master, campé dans l'après-Seconde Guerre mondiale, Phoenix interprète un ancien marin, alcoolique et obsédé sexuel, que le personnage de Seymour Hoffman, Lancaster Dodd, tente de remettre sur le droit chemin grâce aux préceptes de «La Cause». Les deux acteurs se livrent un duel d'anthologie, qui devrait les mener, ainsi que le film, tout droit à la soirée des Oscars.

«Ce sont deux grandes performances, dit Paul Thomas Anderson. C'est une histoire d'amour entre deux personnages. Il y a un maître et un disciple. Un chien et son maître. Sauf que le chien mord. Phil et Joaquin ont été très généreux. Ils étaient tous les deux très investis dans le projet et ils méritent d'être récompensés. Cela dit, j'essaie de ne pas trop penser aux Oscars. C'est excitant, mais il ne faut pas prendre ça trop au sérieux.»

The Master, qui prend l'affiche vendredi au Québec, s'impose comme l'événement de la rentrée cinématographique américaine. C'est une oeuvre magistrale d'élégance, ambitieuse et fascinante, magnifiquement tournée (en 65 mm), avec des plans d'une beauté saisissante, dans la lignée de There Will Be Blood, et une bande sonore puissante (signée Jonny Greenwood).

C'est aussi un film qui a attiré beaucoup d'attention médiatique, notamment aux États-Unis, étant donné que sa trame narrative s'inspire des théories sur la dianétique de L. Ron Hubbard. «C'est évident qu'il y a beaucoup de curiosité et c'est compréhensible, constate Paul Thomas Anderson. La scientologie est un sujet très controversé. Mais le film n'est pas controversé. Ce n'est pas un exposé. C'est l'histoire d'une amitié très intense entre deux hommes, qui jureraient s'être déjà rencontrés dans une autre vie tellement ils sont attirés l'un par l'autre.»

The Master, loin de faire l'apologie de la scientologie, en présente plusieurs contradictions, tout en démontrant ce qui la rend attrayante auprès de ses disciples. Certains critiques, reconnaissant la réussite artistique du film mais perplexes quant au sens à lui donner, ont reproché à The Master de ne pas assez prendre parti.

«Leur perplexité me rend perplexe, répond le cinéaste. J'avais pourtant l'impression d'avoir réalisé le film le plus clair, le plus direct de ma carrière. Les films sont des oeuvres en évolution, qui sont appelées à être appréciées de différentes manières, à différents moments, par différentes personnes. C'est très bien comme ça.»

L'ambition, notamment formelle, de Paul Thomas Anderson, 42 ans, en fait certainement l'un des plus grands cinéastes américains du moment. Mais derrière l'artiste ambitieux, il y un homme qui doute.

«Au début, j'étais terrifié par ce projet, dit-il. J'aime qu'il en soit ainsi. J'aime mieux être nerveux et terrifié que trop confiant. La confiance s'acquiert en chemin, quand on a mis le film sur ses rails, qu'on s'est défait de ses ambitions et que l'on a plongé à l'eau. Je me suis concentré sur l'essence du film: l'histoire d'amour. Faire un film est pour moi une manière d'évoluer. J'espère toujours en tirer quelques enseignements. Que l'expérience fera de moi une meilleure personne. Je ne sais pas ce que me réserve l'avenir. Qui sait de quoi aura l'air mon prochain film?»

On a bien hâte de le savoir.