Je me demandais il y a deux mois dans cette chronique si Michael Moore était un documenteur. Deux documentaires vus cette semaine ont fini de m'en persuader.

Le premier, Manufacturing Dissent, qui prenait l'affiche hier, est une dénonciation par deux cinéastes canadiens, Debbie Melnyk et Rick Caine, de la méthode Moore. Le second, Sicko, qui sera en salle vendredi prochain, est un film sur les vicissitudes des malades dans le système de santé américain. Il est signé Michael Moore.

L'un et l'autre de ces documents font la démonstration suivante: Michael Moore est un pamphlétaire manichéen et manipulateur, dont la mauvaise foi n'a d'égal que son tour de taille. Cela dit, j'ai de loin préféré Sicko, caustique et efficace, à Manufacturing Dissent, anecdotique et sainte-nitouche.

Le film de Moore est une charge en règle contre le capitalisme sauvage et un constat de la déliquescence du rêve américain. Celui de Caine et Melnyk est un procès en forme de règlement de comptes, tout aussi manipulateur mais beaucoup moins divertissant.

Les cinéastes canadiens, sympathisants de Moore, avaient l'intention de brosser un portrait avantageux du plus célèbre des documentaristes américains. En cours de route, il se sont butés à un être machiavélique, soucieux de son image, qui a refusé de leur accorder une entrevue en bonne et due forme. Ils ont aussi «découvert» que Moore avait manipulé certaines scènes de ses documentaires, en particulier Roger & Me, le film qui l'a rendu célèbre à la fin des années 80.

Caine et Melnyk, témoignages à l'appui, affirment que Moore a bel et bien rencontré l'ancien président de GM, Roger Smith, pendant le tournage de son premier documentaire - qui repose justement sur sa difficulté à interviewer l'homme d'affaires. Il y a une semaine, Michael Moore a nié cette version des faits. «Quiconque affirme une telle chose est un sale menteur», a-t-il déclaré, en précisant qu'il avait eu un entretien de quelques minutes seulement avec Roger Smith, bien avant le tournage de Roger & Me.

Qui dit vrai? Qu'importe. Le film de Caine et Melnik se concentre si scrupuleusement à trouver des poux à Moore qu'inévitablement, il lui en trouve quelques-uns. Il faut d'ailleurs être naïf pour croire qu'il n'y a pas de poux sous la casquette défraîchie de l'enfant prodigue de Flint, au Michigan. L'histoire de «l'entretien mystère» avec Roger Smith a déjà été révélé par le magazine Premiere... en 1990.

La démonstration de Manufacturing Dissent, qui n'épargne aucun détail, réussit à l'arrivée à faire douter de la bonne foi de Michael Moore. Mais le film est si long et bancal qu'on en finit presque par oublier sa thèse: Moore n'hésite pas à embellir la vérité, quitte à utiliser ce qui est faux pour démontrer ce qui est vrai.

Sicko, en revanche, qui dure presque deux heures, n'est pas du tout ennuyeux. Il nous fait rire autant qu'il nous émeut - malgré une propension du cinéaste à en faire trop dans les choix musicaux racoleurs et les témoins larmoyants. Bien sûr, il nous indigne (ce qui semble d'évidence la réaction espérée).

Moore le pamphlétaire va-t'en-guerre dresse un portrait sombre du système de santé américain, dont il diagnostique l'échec. Aux États-Unis, près de 50 millions personnes, dont 9 millions d'enfants, ne profitent d'aucune assurance médicale. Leurs 250 millions de compatriotes «plus chanceux» doivent se démêler avec des compagnies d'assurances, jamais à court de prétextes pour refuser de leur rembourser le coût de leurs soins de santé. C'est à ceux-là et à leur situation, absurde et unique en Occident, que Moore s'intéresse en particulier dans Sicko, où il s'efface davantage qu'à son habitude.

Toute personne à gauche de l'échiquier politique ne pourra qu'être d'accord avec lui sur le fond. Lorsque le cinéaste nous présente, d'entrée de jeu, un homme qui s'est coupé deux doigts, devant choisir entre se faire greffer le majeur pour 60 000$US ou l'annuaire pour 12 000$US, on se dit qu'en effet, le système de santé américain est malade. Comment considérer autrement un État qui abandonne la santé de ses citoyens à l'entreprise privée et aux règles du marché?

On en est d'autant plus convaincu lorsque Moore nous présente cette jeune mère à qui l'on a diagnostiqué un cancer à 22 ans, et qui s'est fait dire par ses assureurs: «Désolé, votre police ne couvre pas le cancer. Ce n'est pas une maladie de jeunes.» Ou encore cette autre mère d'un quartier difficile de Los Angeles, qui a vu sa fille de 18 mois mourir sous ses yeux parce que sa compagnie d'assurance refusait qu'elle soit traitée dans l'hôpital du quartier huppé où elle s'était rendue.

Il n'en demeure pas moins que la méthode Moore reste contestable. Il caricature à outrance, ne présentant qu'un côté de la médaille, et encore, que sa partie la plus brillante. Au passage, il embellit le National Health Service britannique, très critiqué au Royaume-Uni, et brosse un portrait idyllique, non seulement du système de santé français (considéré par l'Organisation mondiale de la santé comme le plus efficace au monde), mais de la France au grand complet, sans mentionner les tensions sociales et des couacs du système social hexagonal.

Sa vision du système de santé canadien est tout aussi simpliste et étriquée. Elle rend compte d'attentes de 20 minutes dans une clinique de London, en Ontario, mais pas des civières des couloirs de nos urgences. On montre bien ce qui nous sert bien. Aussi, quelques scènes-cartes postales où Moore idéalise à outrance le système de santé cubain - à redonner des couleurs à Fidel Castro - démontrent les limites de l'exercice.

Moore s'éparpille. Tourne les coins ronds. Présente des semi-vérités comme des vérités. Ne s'embarrasse d'aucun scrupule journalistique. On ne peut s'empêcher de penser qu'il gagnerait en crédibilité s'il était moins caricatural. N'empêche qu'il sait toucher le bobo où il fait mal. C'était le cas avec Bowling for Columbine et Fahrenheit 9/11. Ce l'est encore avec Sicko.

Michael Moore parle plus fort que les autres, fait rire plus fort que les autres et donne au documentaire engagé une vitrine qu'il n'avait jamais eue. Mais c'est justement parce qu'il fait du cinéma documentaire qu'il subit ces jours-ci le ressac de ses trop nombreux raccourcis. S'il était considéré comme un humoriste, à la manière d'un Borat, on se poserait moins de questions sur l'élasticité de son éthique de documentariste.

Quoi qu'il en soit, lorsqu'on se demande, de manière rhétorique, si on a besoin de Michael Moore et de ses films, la réponse demeure: maintenant plus que jamais.