Pour un coup de théâtre, c'en fut tout un. Depuis la fameuse nuit des longs couteaux, dont on a beaucoup parlé récemment à l'occasion du 25e anniversaire du rapatriement de la Constitution, jamais revirement de situation ne fut aussi spectaculaire! Décidément, rien n'aura été simple dans le parcours de L'âge des ténèbres, le nouvel opus de Denys Arcand. Placé au coeur de la tourmente de la crise financière qui a secoué le milieu du cinéma l'an dernier, voilà que sa sélection à Cannes prend tout le monde par surprise. Y compris ceux-là même qui, il y a deux jours à peine, affirmaient qu'il fallait faire son deuil de la Croisette cette année en raison de retards insurmontables.

Visiblement, une entente de toute dernière minute a été conclue car le titre ne figurait même pas dans le dossier de presse que le Festival de Cannes a mis en ligne jeudi matin. Mais au-delà de ces tractations de coulisses, tout à fait normales dans la composition du programme d'un grand festival de cinéma, il est fascinant de constater à quel point la sélection cannoise fait l'objet de spéculations.

Il n'y a d'ailleurs guère qu'au Québec qu'on analyse «nos» chances de la sorte. Non seulement on suppute des mois à l'avance sur les possibilités que tel ou tel film soit invité au bal, mais on veut aussi tout savoir - mais alors, tout - sur les moindres circonstances qui ont amené tel comité à prendre telle ou telle décision. Dès l'annonce de la prétendue «non sélection» mercredi, certains observateurs s'en donnaient à coeur joie sur différents blogues spécialisés. On disait tenir de «source sure» que les soi-disant retards justifiant le report de la date de sortie étaient bidon; qu'une version très avancée avait bel et bien été présentée au comité de sélection cannois, et qu'en vérité, L'âge des ténèbres avait été carrément écarté de la compétition.

Peut-être tout cela est-il vrai.

N'empêche qu'il est clair que la direction du Festival de Cannes tenait à faire une fleur à Denys Arcand, particulièrement à l'occasion du 60e anniversaire d'un festival que fréquente le cinéaste depuis plus de 40 ans. À cet égard, une présentation à la soirée de clôture se révèle assez habile. Même si ce créneau prestigieux est, dans les faits, moins éclatant qu'un autre (des centaines de festivaliers ont alors déjà plié bagage et le film de clôture n'a habituellement pas beaucoup de résonance médiatique), il reste qu'Arcand ne pouvait probablement pas souhaiter mieux dans les circonstances. La présentation de son film au tout dernier jour de l'événement lui laisse en effet plus d'un mois pour manoeuvrer. Il n'est d'ailleurs pas rare qu'un film soit présenté en version «non définitive» à Cannes. À cet égard, on saluera le courage dont a fait preuve la direction du festival en sélectionnant My Blueberry Nights, le film très attendu de Wong Kar-wai, pour ouvrir l'événement. Réputé maladivement perfectionniste, le vénéré cinéaste hongkongais avait créé toute une commotion il y a trois ans en ratant l'échéancier qu'on lui avait fixé. La direction avait même dû se résigner à chambouler tout le programme d'une journée - une première dans l'histoire du festival - pour reprogrammer le film le lendemain. Un couloir aérien spécial avait même été réquisitionné afin que les précieuses bobines d'une version «non définitive» de 2046 arrivent enfin sur la Croisette!

Que L'âge des ténèbres se retrouve finalement à Cannes n'est que dans l'ordre des choses. Par ailleurs, les raisons qui ont poussé Arcand à refuser l'hommage qu'on voulait lui rendre à cette occasion le regardent. De mon côté, j'ai hâte de découvrir enfin le film, même en version «non définitive». Malgré toutes les rumeurs qui courent, je persiste à croire, optimiste comme je suis, que les délais lui seront bénéfiques. Rappelez-vous qu'il y a 10 ans, un petit film de rien du tout, dont la sortie avait aussi été reportée de plusieurs mois, avait jeté tous les critiques - y compris les plus difficiles - sur le cul. On avait pourtant claironné partout auparavant que Titanic ferait naufrage.