Longtemps, une photo affichée sur mon babillard m'a renvoyé les regards inquiets de Bibi Andersson et Liv Ullmann. Une scène de Persona, monochrome, suggestive, d'une beauté crue et trouble. C'était à l'époque où je coordonnais le cahier cinéma. Depuis, j'ai changé de boulot et de bureau. Et j'ai égaré la photo.

Je suis loin d'être un exégète de Bergman. Plus fellinien que bergmanien, je ne suis pas non plus du type à regretter le soi-disant «âge d'or» du cinéma, que l'on dit depuis longtemps révolu. Bergman fut plus grand que nature, un défricheur du septième art, un metteur en scène de génie, comme son faux-frère Fellini, comme Kurosawa et quelques autres: Kubrick, Coppola, Truffaut...

Mais avec Bergman ne meurt pas le cinéma, comme certains ont semblé le laisser entendre hier. L'hommage a ceci de perfide qu'il justifie l'hyperbole. Le maître est mort, vive le maître. Heureusement, il a fait des petits (plusieurs même). Il faut être complètement ignorant de l'évolution du cinéma, sinon de parfaite mauvaise foi, pour prétendre qu'il ne se fait plus de grands cinéastes. Almodovar, Wong Kar-wai, Lars Von Trier... Qu'est Von Trier sinon le fils illégitime de Bergman?

Je ne suis pas un spécialiste de Bergman. En revanche, depuis 10 ans, j'ai fait la rencontre de trois des plus éminents bergmaniens. Le Montréalais Marc Gervais d'abord, professeur de cinéma émérite et père jésuite de son état, qui a publié l'ouvrage Ingmar Bergman: magicien et prophète, en 1999. Ce singulier cinéphile, commentateur de plusieurs oeuvres de Bergman sur DVD, m'avait parlé à l'époque de sa seconde vocation, inspirée par l'auteur du Septième sceau.

«Quand j'ai vu mes premiers films de Bergman, Le septième sceau et Sourires d'une nuit d'été, à environ 28 ans, ce fut une révélation absolue. J'ai décidé que je voulais enseigner le cinéma, plutôt que la littérature. Jamais un cinéaste n'a touché de façon aussi complète à toutes les facettes de la problématique humaine.»

Ingmar Bergman, que Marc Gervais avait eu le privilège d'interviewer pour la CBC en 1972, était au courant du projet de monographie de l'auteur, auquel il n'a pas participé. «Il s'est caché sur son île et il faut respecter sa vie privée, m'avait dit Gervais, qui était en déplacement aux États-Unis hier. Liv (Ullmann) m'a d'ailleurs conseillé de ne pas lui montrer mon livre. Il aurait voulu tout changer. C'est un homme au charisme extraordinaire, qui a beaucoup d'humour et qui est très intelligent. Mais il aime dominer la situation.»

Quelques mois plus tard, à l'automne 2000, je rencontrais Liv Ullmann, en tête-à-tête, dans le cadre du Festival des films du monde. Elle venait y présenter Trolösa (Infidèle), un très beau film sur la relation de couple, dur et vrai, qu'elle avait réalisé sur un scénario de son mentor et que j'avais découvert en compétition à Cannes. Je lui avais demandé si tourner ce scénario ne la laissait pas d'une certaine façon dans l'ombre de Bergman. «Ce serait pire s'il avait été quelqu'un que je n'admire pas, m'avait-elle répondu. C'est une sorte de privilège de suivre ses pas - «être dans l'ombre» semble fort -, d'avoir été liée à un si grand créateur. Évidemment, j'aurais préféré que les gens apprécient mon travail simplement pour ce qu'il est. J'estime être une personne à part entière. Mais si mon rôle, spécifiquement comme femme, est de suivre les pas d'un homme, je préfère que ce soit lui.»

Liv Ullmann, longtemps la compagne de Bergman, dont elle a eu une fille, a joué dans 10 films du maître suédois, de Persona (1966) à Saraband (2003). Malgré une liaison houleuse, elle est restée très proche de l'ermite de l'île Faarö qu'il est devenu. «Je le connais très bien. C'est un homme complexe et intense. En dépit de ses humeurs, il n'a jamais cessé de tendre, par son oeuvre, vers une forme d'amour ultime, presque mystique.»

L'an dernier, le long des rives du Lido de Venise, j'ai enfin eu le privilège d'une discussion fascinante avec l'historien du cinéma et spécialiste d'Ingmar Bergman, Peter Cowie, au sujet de Liv Ullmann, de Trolösa et de Saraband, le dernier film de Bergman qu'il avait, si ma mémoire ne me fait pas défaut, jugé décevant en comparaison avec Scènes de la vie conjugale.

Peter Cowie, fondateur du International Film Guide et ancien éditeur international du magazine Variety, est une sommité mondiale en matière de cinéma scandinave. Sa «biographie critique» de Bergman (Bergman: A Critical Biography), parue en 1982 et remaniée en 1992, demeure l'ouvrage de référence sur le cinéaste de Fanny et Alexandre. Cowie est en outre le commentateur attitré de l'oeuvre de Bergman pour la prestigieuse collection de DVD Criterion (Le septième sceau, Sonate d'automne, Les fraises sauvages, Le silence, etc.).

J'ai joint hier matin ce gentleman anglais qui a longtemps habité en Scandinavie avant de s'établir en Suisse. Entre deux entrevues, quelques heures après avoir appris la nouvelle, il m'a parlé du Septième sceau, qui a «changé sa vie» et qui demeure selon lui le plus grand film de l'histoire du cinéma.

«Lorsque Le septième sceau a pris l'affiche en Europe et en Amérique du Nord à la fin des années 50, son impact a pu se mesurer sur toute une génération, toujours aux prises avec la dépression d'après-guerre et la crainte d'une guerre nucléaire. Walter Murch, Philip Kaufman, François Truffaut: tous ont dit avoir été transformés par le film. Pour la première fois, à mon avis, le cinéma a semblé s'élever au niveau de la littérature, de la musique et de la peinture, au rang des arts majeurs. Bergman a su trouver la formule magique pour nous parler du monde, de notre monde, en des termes philosophiques, métaphysiques et, il ne faudrait pas l'oublier, érotiques.»

Pour cela, nous lui serons toujours reconnaissant.