La séance affichait complet. Plus de 300 personnes, coude à coude dans une salle du cinéma du Parc. Les retardataires sont restés debout, en retrait. Un public de grande première. C'était pourtant le contraire.

À peu près tous les critiques de cinéma que compte la ville, des cinéastes, des producteurs, des distributeurs, des relationnistes, des amis et d'anciens collègues s'étaient réunis dans la pénombre - c'était de circonstance - afin de rendre un dernier hommage à Luc Perreault. L'éminent critique de cinéma, qui a travaillé à La Presse pendant près de 40 ans, a succombé dimanche à un cancer. Il avait 65 ans

La séance affichait complet. Luc en aurait été le premier surpris. Rarement un homme aussi discret aura autant attiré l'attention sur lui, bien malgré lui. Modeste et effacé, Luc n'élevait jamais le ton mais évitait toute complaisance. Il était, pour la génération de critiques qui a suivi - la mienne -, un modèle de rigueur et de constance.

Toute la semaine, on a regretté la disparition de cet érudit humble et réservé, philosophe de formation, d'une très grande culture, notamment cinématographique. Tous les journaux et pratiquement tous les bulletins d'information ont souligné la perte de ce pionnier de la critique cinématographique au Québec.

«Avec la mort de Luc Perreault disparaît un des meilleurs critiques cinématographiques de notre histoire, mais aussi - et surtout - un ami intime de notre cinéma national. Grâce à son instinct sûr et à sa vaste connaissance du septième art, il a su porter à notre attention des cinéastes qui se sont avérés de très grands créateurs. Avec sa disparition, les jeunes critiques perdent un maître, les cinéphiles voient partir un pédagogue éclairé, et le cinéma québécois pleure un de ses fervents alliés», a déclaré la ministre de la Culture du Québec, Christine Saint-Pierre.

Luc Perreault était un champion du cinéma québécois. Un porteur de sa mémoire. Lorsque, coordonnateur du cahier Cinéma, je lui avais proposé en 2003 de dresser, avec Marc-André Lussier, la liste des 20 meilleurs films québécois de l'histoire, il s'était emballé pour le projet, constatant avec regret que bien des films de cinéastes tels que Gilles Carle n'étaient pas sur DVD. Je crois que c'est à ce moment qu'il a décidé de faire le saut (brièvement) dans la distribution avec son ami Roland Smith, afin de permettre à des oeuvres de notre répertoire de renaître.

Hier, Roland Smith avait convié les amis de Luc chez lui, au cinéma du Parc. Cet adieu émouvant n'aurait pu avoir lieu dans un endroit mieux choisi. Après une minute de silence, solennelle, évocatrice des débuts du cinéma, on a rendu hommage à Luc par un film. Celui de sa vie. Des images de son enfance, du jeune adulte aux airs de star de la Nouvelle Vague, du mari au regard espiègle, du père barbu avec ses deux fils, de ses amitiés avec Louise, Odile, son camarade de classe Yves Beauchemin, et de ses rencontres avec les grands: Hitchcock, Jeanne Moreau, Arcand, Mikhalkov.

Le film, porté par un orchestre de chambre, s'est terminé par une phrase, sorte d'épitaphe, alors que le regard de Luc à l'écran, comme le mien dans la salle, s'embrouillait: «Je reste comme je suis» (Franz Kafka). Des mots qui ne pouvaient mieux le décrire. J'ai pleuré comme je ne l'avais pas fait depuis longtemps.

Itinéraire d'un cinéphile

En fouillant cette semaine dans les archives de Luc, j'ai trouvé ces trois extraits d'articles qui témoignent à mon avis du parcours de ce passionné du septième art.

«J'avais 7 ou 8 ans. Mes souvenirs ne sont pas très précis. Le cinéma ne se rendait pas à cette époque dans nos campagnes reculées. Un peu après Noël, je présume, mes parents nous avaient emmenés, ma soeur et moi, chez des voisins de mon âge. Ces chanceux avaient reçu pour étrennes un projecteur et quelques bandes de films. Dans l'obscurité complice, grâce à un drap tendu sur un mur de l'étage, des images s'étaient mises à bouger. Je ne me souviens plus de ces courts métrages ni même des scènes qui y figuraient. Je ne me souviens que de celui qui y gesticulait avec une mimique drôle. J'ai appris ce jour-là qu'il s'appelait Charlot. J'étais là, fasciné, devant ce feu roulant de gags servis sur le rythme saccadé d'un film muet projeté à la mauvaise vitesse. Les bandes remontaient probablement à la période Keystone. Les images sautillaient. Aucun son n'en sortait. Mais ces films, les premiers qu'il m'ait été donné de voir, étaient doués d'une éloquence rare. En même temps que Charlot, le cinéma était entré dans ma vie. Les films de Chaplin n'ont jamais cessé depuis de jalonner ma mémoire de cinéphile. Après ce premier contact qui remonte à la fin des années 40, je me souviens de ces séances de collège, certains samedis après-midi. Dans la salle académique du Séminaire de Joliette, le chahut accompagnait parfois ces images. Combien de baisers sonores et autres bruits inspirés à la salle par les gestes muets de Charlot n'ont-ils pas ponctué ces séances?»

(Avril 1989; Chaplin aurait eu 100 ans.)

«J'avais 19 ans en 1961 quand j'ai vu mon premier Kurosawa: Yojimbo. Ce film avait provoqué chez moi à l'époque plusieurs chocs salutaires. Celui d'abord du Japon et de son passé flamboyant. Celui aussi de Toshiro Mifune, élégant acteur pré-Clint-Eastwoodien... Mais aussi le choc du cinéma en tant que tel. C'est en voyant ce film que, plus ou moins consciemment, ma carrière de critique s'est décidée. "Je veux faire du cinéma", m'étais-je promis en voyant ce film. Entre en faire et en parler, il n'y avait qu'un pas...»

(Février 1992, à l'occasion d'une rétrospective Kurosawa.)

«Chacun garde en mémoire le Fellini qu'il a aimé. Le mien remonte à La dolce vita. C'était au début des années 60. Les jeunes de ma génération, ravis et comblés, découvraient alors le cinéma. Loin du divertissement presque anodin qu'il est aujourd'hui devenu, ce septième art, comme on l'appelait alors, faisait sur nous l'effet d'une drogue. Osons le dire: d'une religion même. Et parmi tous ces grands prêtres qui officiaient derrière l'écran, Fellini était peut-être celui qui y mettait le plus d'onction. Dire que ce film que je n'ai jamais revu depuis avait produit sur moi une profonde impression me paraît encore loin de la vérité. Il m'avait ébloui, abasourdi, jeté par terre.

(Novembre 1993, à la mort de Fellini.)