Emmanuel Carrère est un habitué des adaptations cinématographiques de ses romans. Claude Miller a tiré en 1998 un film fantasmé et cauchemardesque, violent et captivant de La classe de neige (Prix Fémina 1995). Nicole Garcia a brillamment mis en images dans L'adversaire, en 2002, la spirale de mensonges qui a poussé Jean-Marc Faure à assassiner ses proches, après 18 ans d'une vie parallèle insoupçonnée.

Le roman éponyme, paru en 1999, s'inspirait de l'affaire Jean-Claude Romand, ce fabulateur qui s'était fait passer pour médecin de l'OMS à Genève. Il était sur le point d'être démasqué par sa famille lorsqu'il a tué ses parents, sa femme, ses enfants et même son chien, afin de ne pas subir l'opprobre dans leur regard. Emmanuel Carrère a suivi son procès, est entré en contact avec lui et a raconté son histoire, un peu à la manière de Truman Capote dans In Cold Blood.

En 2005, Carrère a porté à l'écran son propre roman de 1986, La moustache, l'histoire d'un homme qui rase sa moustache et constate que personne ne s'en est rendu compte. Un premier long métrage de fiction réussi, qui traite en images, de manière éloquente, du thème récurrent de l'oeuvre de l'écrivain: la folie. Deux ans plus tôt, l'auteur-cinéaste s'était fait la main en réalisant un documentaire intimiste, Retour à Kotelnitch, campé dans un trou perdu de 20 000 habitants, à 800 km de Moscou.

La Cinémathèque québécoise consacre ces jours-ci une mini rétrospective à l'oeuvre filmique «entourant» Emmanuel Carrère, en présentant ces quatre films en compagnie de l'auteur. On conviendra qu'il est un peu tôt pour ce genre d'exercice (la carrière de cinéaste de Carrère en est à ses balbutiements). En revanche, le moment semble choisi pour présenter Retour à Kotelnitch, inédit au Québec jusqu'à présent.

Ce premier film brouillon, à la fois charmant et déroutant, offre un nouvel éclairage et permet un regard approfondi sur Un roman russe, succès littéraire publié en début d'année chez P.O.L. Alors que le roman sert d'ordinaire de matériau de base au film, dans ce cas-ci, c'est exactement le contraire. Le roman est non seulement l'avatar du film, mais son complément essentiel. Sans film, il n'y aurait pas de roman. Et sans roman, il n'y aurait pas d'oeuvre aboutie. Car le film, sans roman, n'existe que sous forme embryonnaire, comme un poème inachevé.

Du documentaire, prétexte à une brosse de plusieurs semaines à la Stolichnaya, est né Un roman russe, plus foisonnant encore, plus ancré dans l'intimité, plus troublant aussi dans ses révélations, et dont les répercussions vont bien au-delà du reportage imaginé à l'origine par Emmanuel Carrère. Le point de départ du film est pourtant le même que celui du roman. À Kotelnitch, lieu de perdition gelé, un soldat hongrois de la Seconde Guerre mondiale a été oublié dans un asile psychiatrique par l'Armée rouge. Déclaré mort depuis des années, devenu muet comme les Carpates, il retrouve son pays au tournant de l'an 2000.

Emmanuel Carrère ne consacre que quelques minutes de son documentaire (commandé par l'émission de télé Envoyé spécial) à ce personnage intrigant. Mais il en fait le prétexte au dévoilement du secret de sa mère, la célèbre soviétologue et académicienne Hélène Carrère d'Encausse. Son père à elle, un Géorgien d'origine, formé en Allemagne puis émigré en France, a servi d'interprète aux nazis sous l'Occupation. En 1944, il a disparu à Bordeaux. Sa famille ne l'a jamais revu.

Retour à Kotelnitch effleure le sujet, alors qu'Un roman russe en fait l'une de ses trames principales (elles sont multiples). Le documentaire, plus que le roman, se concentre sur l'histoire d'Ania, une traductrice francophile de Kotelnitch, maîtresse d'un patron local du FSB (ex-KGB), que Carrère rencontre par hasard lors de son premier séjour. Deux ans plus tard, elle sera assassinée à la hache, ainsi que son fils de 8 mois, dans des circonstances nébuleuses. C'est ce destin sordide que Carrère, parti avec une caméra sans réel objectif, choisit finalement de relater au terme de son séjour prolongé dans l'Oural.

Retour à Kotelnitch m'a fait l'effet d'un supplément de DVD. D'un documentaire éclairant, par moments fascinant, accompagnateur d'une oeuvre maîtresse qui forcément le transcende. Ce premier film de Carrère, imprévisible et décousu comme ses personnages imbibés d'alcool, permet de mettre des visages sur des noms, des images sur des lieux évoqués dans son roman. Il permet de mieux en définir les protagonistes. Mais je ne suis pas convaincu qu'il se suffit à lui-même.

Ironiquement, c'est grâce à son roman qu'Emmanuel Carrère, dont les romans ont été si bien servis par le cinéma, offre un nouveau souffle à son film. Un roman russe, sans être le chef-d'oeuvre annoncé, reste un récit étonnant de vérité (qui multiplie pourtant les mensonges), dur, brillant et lucide dans son inconvenance. Une autobiographie doublée d'une psychanalyse, qu'il convient d'apprécier en concomitance avec Retour à Kotelnitch, comme un diptyque original, sinon unique, sur la difficulté de vivre.

Le cinéma d'Emmanuel Carrère à la Cinémathèque québécoise: Retour à Kotelnitch, aujourd'hui, 21h et mercredi, 18h30. La classe de neige, aujourd'hui, 17h. L'adversaire, demain, 19h30. La moustache, mercredi, 20h30.