Il y a des cinéastes que l'on est prêt à suivre partout, même dans leurs errements les plus navrants. Je ne rate jamais un Woody Allen. Plusieurs de ses films auraient pourtant mérité que je passe mon tour: Scoop, Hollywood Ending, Anything Else, The Curse of the Jade Scorpion, Everyone Says I Love You, Bullets Over Brodway, pour n'en nommer que quelques-uns parmi les plus récents. Que voulez-vous, comme disait l'autre, j'aime Woody d'un amour inconditionnel, «warts and all» comme disent les Anglos, avec ses plus belles qualités et ses nombreux défauts.

Je suis le parcours de plusieurs cinéastes avec une réelle assiduité. Mais il n'y en a pas dont j'espère autant les films que Joel et Ethan Coen. Un nouveau film des frères Coen, c'est l'équivalent pour moi d'un cadeau de Noël pour un enfant de 8 ans. Le plaisir se trouve autant dans l'attente que dans la découverte. Et si d'aventure je suis déçu du présent, mon désir de déballer le prochain ne s'en trouve pas le moindrement entamé.

J'ai découvert les frères Coen à l'adolescence avec Barton Fink (Palme d'or en 1991), brillante métaphore sur la création et sur Hollywood que j'ai revue cette semaine sans doute pour la 10e fois (ce n'est pourtant pas dans mes habitudes). Je me suis ensuite plongé dans leur passé: Raising Arizona (avec Nicolas Cage), Miller's Crossing (avec Gabriel Byrne) et Blood Simple, brillant hommage au film noir qui portait, en 1984, le germe de l'oeuvre à venir (une version retouchée de ce premier Coen a pris l'affiche à l'été 2000).

Après The Hudsucker Proxy, je n'ai jamais autant apprécié le cinéma de ces deux iconoclastes de Minneapolis qu'avec Fargo, en 1996. Histoire rocambolesque campée dans le Dakota du Nord, ce bijou d'humour noir combinait tous les ingrédients d'un grand Coen: une mise en scène soignée, des dialogues savoureux, une trame improbable, des personnages inoubliables. Je garde aussi un souvenir impérissable des protagonistes de The Big Lebowski, en particulier de John Turturro en Jesus, un maniaque de bowling au survêtement mauve aussi satiné que peu seyant.

En 2000, envoyé au festival de Cannes par La Presse, j'ai pu constater que j'étais loin d'être seul à vouer un culte aux frères Coen. Le matin de la projection de O Brother Where Art Thou?, une douzaine de personnes au moins m'ont approché, à 7h du matin, sur la route du palais des Festivals, pour savoir si je n'avais pas par hasard un billet de trop pour le film. J'avais été très déçu par cette comédie inégale, vaguement inspirée par L'odyssée d'Homère. Il y a de petits Coen comme il y en a des grands.

Bien que rassuré l'année suivante par le barbier singulier et monochrome de The Man Who Wasn't There, j'attendais depuis un nouvel éclair de génie de la part du plus imprévisible des duos de frères cinéastes. Je n'ai pas été impressionné outre mesure par les médiocres Intolerable Cruelty et Ladykillers (d'un ennui mortel). Et j'avoue m'être demandé récemment si ces enfants chéris du cinéma d'auteur américain n'avaient pas perdu la main.

La réponse m'est venue cette semaine sous la forme d'un «non» très ferme. No Country for Old Men, tiré du roman éponyme de Cormac McCarthy, est une vraie réussite. Du Coen solide, qui renoue avec l'esthétique sombre et caricaturale si particulière aux films du tandem. Une distribution de grande qualité, une mise en scène intelligente, un humour noir irrésistible d'absurdité, une direction photo superbe (signée Roger Deakins, le complice de longue date), des dialogues truculents: No Country for Old Men est ce que les frères Coen ont fait de mieux depuis Fargo.

Javier Bardem trouve dans ce thriller atypique aux airs de western tout sauf romantique, un rôle taillé sur mesure d'assassin psychopathe, chevalier de l'Apocalypse à la chevelure ridicule, qui ne s'encombre d'aucun sentiment. Sa traque d'un cowboy vétéran du Vietnam, tombé par hasard sur un butin dans le désert texan, est le prétexte à un regard décapant et décalé, caustique et subtil sur l'Amérique moderne, où les règles du Far-West priment sur celles de la civilité.

Tommy Lee Jones propose une nouvelle variation (toujours aussi efficace) sur le thème du justicier texan taciturne (vue récemment dans In the Valley of Elah). No Country for Old Men rappelle d'ailleurs à certains égards son propre film, The Three Burials of Melquiades Estrada. On s'étonne que ce brillant long métrage volontairement violent et réfléchi n'ait rien glané à Cannes au printemps dernier. D'autant plus que les frères Coen sont depuis toujours des chouchous de la Croisette.

D'aucuns reprocheront sans doute à No Country for Old Men sa fin ouverte et brutale, parfaitement anti-hollywoodienne. Elle m'a ravie. À une époque où les créateurs se sentent le besoin de tout expliquer et de tout montrer dans les moindres détails, sous prétexte que les gens réclament de tout voir et de tout comprendre (puisque qu'«il faut le voir pour le croire»), il est rassurant de constater que certains artistes ne prennent pas leur public pour un troupeau abruti par les contenus prédigérés. Le cinéma ne crée pas que des «crétins impatients», comme le prédisait avec dépit Fellini.