Supposons que son nom soit Denis Côté, Stéphane Tremblay ou n'importe quel autre nom sauf Denys Arcand. Supposons en plus que le film qui prend l'affiche vendredi soit son premier ou son cinquième.

N'importe quel autre film en fait, sauf celui qui vient après le film qui a remporté un Oscar, un César et trois millions de prix Genie et de prix Jutra. Aurions-nous les mêmes attentes, les mêmes espoirs, les mêmes folles ambitions à l'égard de L'âge des ténèbres, qui prend enfin l'affiche vendredi après moult détours, cafouillages et diversions? Évidemment que non.

Plus que tout autre film québécois, L'âge des ténèbres n'arrive pas frais comme une rose ou aussi pur qu'une première neige. Il arrive avec un lourd héritage, pour ne pas dire hypothéqué à l'os. Par quoi? D'abord par une naissance difficile. Rappelez-vous la crise engendrée par l'insuffisance de fonds de Téléfilm qui, dans un premier temps, n'a pas pu accorder la somme nécessaire à produire le film.

Puis la levée de boucliers et la pétition signée par 43 réalisateurs contre la productrice Denise Robert pour avoir mis l'argent de son enveloppe à la performance sur Roméo et Juliette, un projet qui avait été refusé par les institutions, plutôt que sur L'âge des ténèbres, un film pour lequel le gouvernement a finalement créé un fonds d'urgence.

Le film de Denys Arcand n'avait pas vu le jour qu'il était déjà marqué au fer rouge. Son mauvais karma s'est poursuivi avec Cannes. Un jour, le film allait à Cannes, le lendemain, il n'y allait plus, le surlendemain, il y allait mais pas en compétition, signe qu'il venait de rater son premier bal de graduation.

Le cortège des mauvaises critiques n'a pas tardé à faire son oeuvre, suivi par une sortie en France avant la sortie québécoise, ce qui n'a pas manqué de froisser la fibre nationale et de raviver les vieux complexes à l'égard de la mère patrie. Ça, c'est sans oublier la sortie à la sauvette du film dans un bled perdu de l'Ouest canadien en vue d'une soumission aux Oscars.

Rarement a-t-on vu une mise en marché aussi brouillonne et cafouilleuse. Rarement a-t-on vu un film d'Arcand aussi mal servi et mal aimé. Tellement mal aimé que son distributeur le sort sur un peu plus de 70 écrans. Seulement, devrais-je ajouter.

En 2003, Les invasions barbares a battu un record établi par Un homme et son péché en sortant sur 127 écrans en français et neuf en anglais. Cet été, Les 3 petits cochons, dont personne ne prévoyait le succès monstre, est quand même sorti sur 105 écrans. Idem pour la plupart des films québécois où des vedettes aimées du public tiennent des rôles. Pourquoi une sortie aussi «timide» pour un film qui compte pratiquement autant de vedettes que l'UDA compte de membres? De toute évidence, parce que le distributeur ne croit pas en son potentiel commercial.

On a beaucoup blâmé les critiques dans toute cette triste affaire. Arcand lui-même en a rajouté à Tout le monde en parle. Avoir été entièrement honnête, il aurait pu concéder que, si la critique a démoli un morceau de sa nouvelle oeuvre, la mise en marché de son distributeur a saboté le reste.

Cela n'enlève pas les défauts d'un film que j'ai vu deux fois, histoire d'avoir un regard plus objectif. Autant Les invasions barbares était un film chaud, émotif et engageant, autant celui-ci est un film froid, noir, désespéré et désespérant. C'est aussi un film qui n'est pas parfaitement abouti, avec un personnage central privé de tout ressort dramatique, qui semble flotter dans l'histoire, sans cause et sans quête.

Comme si en cours de route, Arcand avait abandonné son personnage ou alors oublié de lui dire quelle était exactement sa quête? Se guérir de ses fantasmes? Apprendre à vivre heureux avec eux? Sauver le monde? Tuer sa femme? Même écrasé par le poids de l'existence, le personnage d'un film doit nécessairement vouloir quelque chose. Le Jean-Marc d'Arcand ne veut rien. C'est une erreur. Pas humaine. Scénaristique.

Pour le reste, L'âge des ténèbres n'est peut-être pas le film du siècle ni l'oeuvre majeure de la filmographie d'Arcand, mais ça demeure un film supérieur à la moyenne de la production locale, un film qui dit des choses dérangeantes sur nous-mêmes et d'autres qu'on préférait ne pas voir et entendre.

Bref, il ne méritait pas qu'on l'accable de tous les maux, même s'il est signé par Denys Arcand plutôt que par Stéphane Tremblay. Il est vrai qu'on ne peut pas dissocier un auteur de son film. Mais ce qu'il faudrait peut-être faire dans ce cas précis, c'est de dissocier L'âge des ténèbres non pas de Denys Arcand, mais de sa notoriété, de ses exploits passés et encore davantage de son Oscar.