Je l’ai vu par hasard en zappant la semaine dernière. Il était l’un des invités de Charlie Rose. Flanqué des deux vedettes de son plus récent film, son 45e, Sidney Lumet parlait de cinéma avec la conviction du vieux pro qui peaufine son art depuis maintenant cinq décennies.

Avec un enthousiasme de jeune homme, le vétéran cinéaste expliquait ses choix artistiques, évoquant du même souffle le rapport très étroit qu’il entretient avec les acteurs qu’il embauche.

Je l’ai notamment entendu faire écho à ces 1000 imprévus qui, forcément, enrichissent par accident une mise en scène. Et j’ai aussi vu celui dont on dit qu’il provient de la «vieille école» vanter de façon on ne peut plus élogieuse les vertus du numérique. «Jamais plus je ne retournerai à la pellicule», a-t-il dit. Il a en outre justifié son approche en relatant les moindres détails d’une scène que les deux comédiens ont pu tourner en continu. Grâce à l’utilisation simultanée de deux caméras, les plans «champ – contrechamp» font désormais partie de sa grammaire ancienne.

Pendant que j’écoutais, fasciné, cet artiste de 83 ans mettre modestement en valeur son expertise, je ne pouvais m’empêcher de noter à quel point les cinéastes sont absents de l’espace médiatique américain. À part Woody Allen, Martin Scorsese, Steven Spielberg, Spike Lee, Sydney Pollack et quelques autres, rares, en effet sont les réalisateurs auxquels les médias électroniques s’intéressent. À moins qu’ils n’aient été consacrés vedettes dans un autre domaine avant de se lancer dans la réalisation, les cinéastes vivent, à vrai dire, dans un relatif anonymat.

Sidney Lumet a beau avoir façonné, d’une certaine façon, l’univers culturel américain avec des films comme 12 Angry Men, Serpico, Dog Day Afternoon ou Network, il n’a pas très souvent eu l’occasion, me semble-t-il, de s’exprimer publiquement sur son art. Remarquez que nous pourrions probablement en dire autant des écrivains, des peintres, et de combien d’artistes dont l’influence est pourtant tangible dans l’imaginaire collectif américain.

Dès le lendemain, je me suis évidemment précipité dans une salle où est projeté Before the Devil Knows You’re Dead (7 h 58 ce samedi-là en version française), un drame familial en forme de thriller dans lequel un frère dominant entraîne le cadet dans une opération aussi désespérée qu’absurde: le cambriolage d’une bijouterie appartenant à leurs parents.

C’est le meilleur film de Sidney Lumet depuis Night Falls on Manhattan. Avec des performances éblouissantes de Philip Seymour Hoffman et Ethan Hawke.

Un climat oppressant, fébrile. Une violence sourde qui fissure de l’intérieur les personnages jusqu’à l’implosion. Un style classique, solide. Une narration qui s’enrichit au fil des points de vue qu’emprunte la caméra. Une histoire qui, on s’en doute, va mal finir.

Malgré ses énormes qualités (je n’ai pas été captivé à ce point très souvent cette année au cinéma), Before the Devil Knows You’re Dead mène une carrière plutôt discrète. Alors que ses artisans devraient en principe être en lice pour les récompenses que distribueront bientôt de nombreuses organisations formées de critiques et de professionnels, pas la moindre rumeur ne circule encore à ce propos.

Ce film n’apparaît pas sur le «radar» comme on dit. Sélectionné cinq fois aux Oscars dans la catégorie de la meilleure réalisation sans jamais obtenir la précieuse statuette (un Oscar honorifique lui a quand même été remis il y a deux ans), Sidney Lumet est toutefois au-dessus de ces considérations. Parce qu’il a encore d’autres films à réaliser. Et c’est bien tant mieux.

L’âge du… ciel?

L’âge des ténèbres prend aujourd’hui l’affiche au Québec. Peut-être en avez-vous entendu parler. C’est aussi aujourd’hui que prend l’affiche Un coin du ciel, le très beau documentaire qu’a réalisé Karina Goma. Peut-être en avez-vous entendu un tout petit peu moins parler. Il est toutefois un peu ironique de constater que les protagonistes principaux d’Un coin du ciel exercent pratiquement le même métier que Jean-Marc Leblanc, l’antihéros du film de Denys Arcand.

Toute la journée, ces gens d’exception reçoivent les doléances de Montréalais de toutes origines, à qui ils offrent une oreille attentive et une aide tangible. Et parfois même, l’espoir de voir apparaître enfin la lumière au bout d’un long tunnel bureaucratique. Pour tout vous dire, j’ai été profondément ému par l’esprit de solidarité qui émane de ce film. Bien que les «personnages» – réels – d’Un coin du ciel évoluent dans un contexte pratiquement aussi absurde que celui dans lequel sont plongés ceux de L’âge des ténèbres, le film de Goma redonne foi en notre humanité. Il m’étonnerait que vous soyez animé d’un sentiment similaire en sortant de l’autre film...