Faut-il s'étonner que l'Académie des Césars ait remis ses trois plus importants trophées (film, réalisation, scénario) à La graine et le mulet d'Abdellatif Kechiche? Non, pas vraiment. Depuis quelques années, les votants ne semblent en effet plus mesurer leurs effets. Et se contentent de juger les productions qu'on leur offre, peu importe l'identité de leurs artisans.

Dans les faits, tous ceux qui ont vu La graine et le mulet savaient qu'il méritait d'office le César du meilleur film. Non seulement cette nouvelle offrande de Kechiche avait-elle déjà obtenu une ribambelle de récompenses (d'un prix du jury au Festival de Venise jusqu'au prix Louis-Delluc, le «Goncourt» du cinéma), mais elle trônait de surcroît au sommet du palmarès critique d'une année particulièrement riche pour le cinéma français.

Nous étions pourtant peu à croire que l'Académie répéterait le scénario d'il y a trois ans, alors que L'esquive, le film précédent de Kechiche, avait raflé exactement les mêmes trophées. Notre réflexe consiste en effet à penser que les académiciens - peu importe où ils se trouvent dans le monde - calculent leurs coups; qu'ils votent parfois en fonction de critères qui ont finalement peu à voir avec la valeur intrinsèque des films en présence.

Par exemple, le réflexe «normal» aurait été de profiter des 11 citations du très beau film de Claude Miller, Un secret (colauréat du Grand Prix des Amériques au Festival des films du monde de Montréal), pour célébrer un cinéaste qui compte maintenant plus de 30 ans de carrière. Jamais consacré aux Césars, Miller était sélectionné une septième fois dans la catégorie de la réalisation. Julie Depardieu a quand même sauvé l'honneur du film en décrochant le César dans un rôle de soutien.

De même, plusieurs pensaient que les Césars feraient cette année la fête à Jean-Pierre Marielle, nommé pour une troisième fois seulement, et jamais lauréat. Il faut dire que Faut que ça danse, pour lequel le noble vétéran a obtenu cette citation, est un film plutôt décevant. Surtout quand on le compare au film précédent de Noémie Lvovsky, Les sentiments.

Ainsi, les «électeurs» ont fait fi des réflexes attendus. Même si Kechiche avait déjà tout gagné il y a trois ans, il fut de nouveau plébiscité. Et Mathieu Amalric a de son côté reçu le César du meilleur acteur grâce à sa performance dans Le scaphandre et le papillon, en dépit du fait qu'il avait déjà reçu le même honneur, il y a trois ans lui aussi, avec Rois et reine de Desplechin.

Copie conforme

À cet égard, le triomphe de Kechiche en 2008 ressemble en tous points à celui de 2005. Cette année-là, L'esquive s'était faufilé entre deux productions très populaires qui, chacune de leur côté, avaient pourtant fait leur plein de nominations: Les choristes et Un long dimanche de fiançailles. Yolande Moreau (Quand la mer monte), alors pratiquement inconnue chez nous, avait été sacrée meilleure actrice devant Audrey Tautou.

L'an dernier, rappelons-le, Lady Chatterley de Pascale Ferran a été préféré à Ne le dis à personne et à Indigènes, confirmant une tendance plus radicale du côté des auteurs.

Les académiciens français ne prennent visiblement pas leur droit de vote à la légère. Le scrutin n'exclut pas les vraies évidences, mais ne cède pas à la facilité non plus.

Le César de la meilleure actrice revenait ainsi de plein droit à Marion Cotillard, dont la performance dans La môme (exploité chez nous sous le titre La vie en rose) était tout simplement saisissante. L'interprète d'Édith Piaf pourrait d'ailleurs répéter l'exploit ce soir aux Oscars, même si la favorite demeure Julie Christie (Away From Her). Si jamais Cotillard devait mettre la main sur la statuette chauve, elle serait la troisième Française à obtenir l'Oscar de la meilleure actrice après Claudette Colbert (It Happened One Night de Frank Capra en 1934) et Simone Signoret (Room at the Top de Jack Clayton en 1959)*. Surtout, Cotillard serait la toute première actrice de l'histoire à obtenir un Oscar pour un rôle joué en langue française. La môme, aussi citée 11 fois aux Césars, a par ailleurs finalement obtenu cinq trophées, surtout regroupés du côté technique.

De même, les Césars attribués à Persepolis étaient pleinement justifiés, tout autant que celui remis à Sami Bouajila, remarquable dans Les témoins d'André Téchiné (à l'affiche au Québec vendredi). On se réjouira aussi du fait qu'Alex Beaupain ait obtenu le César de la meilleure musique grâce aux chansons écrites pour Les chansons d'amour, le charmant film «en chanté» de Christophe Honoré.

On retiendra toutefois de cette cérémonie le nouveau sacre d’Abdellatif Kechiche avec La graine et le mulet. Dans cet extraordinaire film, dont le titre évoque un couscous au poisson, le réalisateur de L’esquive brosse un portrait de société sensible et juste à travers le parcours d’un vieux Maghrébin qui veut tout simplement ouvrir son propre restaurant à Sète. Mettant notamment en vedette Hafsia Herzi, magnifique lauréate du césar du meilleur espoir féminin, La graine et le mulet sera présenté dans le cadre des célébrations du 400e anniversaire de la ville de Québec avant de prendre l’affiche en salle l’été prochain. On a hâte de vous en reparler.

* Juliette Binoche avait de son côté obtenu l’oscar dans un rôle de soutien (The English Patient d’Anthony Minghella en 1996).