Si j'avais la moitié du talent de Marc Labrèche, j'aurais envie de faire un Jean-Luc Mongrain de moi-même aujourd'hui. Il me semble que je «filerais» pour retrousser mes manches, faire les cent pas autour de mon bureau, et exprimer des réflexions à voix haute en vous fixant avec de grands yeux sortis de leur orbite.

Cou'donc, c'est quoi toutes ces folies-là? Un distributeur de films d'auteur est pénalisé parce qu'il a osé programmer un long métrage en primeur dans une salle parallèle située dans une région où il faut se taper au moins quatre heures de route avant de trouver le plus proche concurrent? Est-ce vraiment cela qui est survenu cette semaine? Il semble bien que oui. Cineplex a en effet décidé de retirer de sa programmation Un baiser s'il vous plaît, dont la sortie est prévue le 9 mai, parce que le distributeur, K-Films Amérique, comptait aussi - et compte toujours - le mettre à l'affiche dans quelques salles régionales, gérées par le circuit Réseau Plus. Depuis, un combat très public s'est engagé entre Cineplex, qui évoque une «concurrence déloyale» pour justifier sa décision, et Louis Dussault, le président de K-Films, qui parle de mesure «violente et immorale».

C'est tellement gros, tellement absurde que le problème a même été soulevé à l'Assemblée nationale.

Depuis que Dussault a alerté les médias, je cherche à voir clair dans ce dossier. Rien ne relève de l'évidence. Étonnamment, la situation est beaucoup plus complexe qu'on ne pourrait le croire au premier abord. Le litige est d'autant plus difficile à comprendre dans sa globalité que les différents intervenants du milieu, à qui j'ai parlé au cours des derniers jours, l'interprètent forcément à l'aune de leurs propres intérêts. D'ailleurs, le problème semble tellement délicat que la plupart d'entre eux ont accepté de se confier à la condition que leur anonymat soit respecté.

Un fait ressort pourtant de ces entretiens: le problème est avant tout de nature provinciale. On a beau soulever le spectre de ces choix de programmation dictés unilatéralement par le «géant de Toronto», il reste que là n'est pas vraiment la question. Cineplex est en effet membre de l'Association des propriétaires de cinémas et cinéparcs du Québec. Cette association regroupe environ 80 % des exploitants de salles sur le territoire québécois, dont plusieurs sont solidaires du geste de Cineplex. Marcel Venne, le président de l'Association, ne s'est d'ailleurs pas gêné hier pour condamner les attaques de K-Films envers ses membres. Il dénonce aussi haut et fort un «non-respect des règles de l'industrie cinématographique». La vraie chicane, elle est là. Entre les distributeurs plus spécialisés qui voudraient aussi avoir accès au réseau parallèle quand ils mettent leurs primeurs à l'affiche, et l'APCCQ, pour qui cette requête est carrément irrecevable.

Ici, une petite mise en contexte s'impose. Créé en 1992, le circuit Réseau Plus, subventionné par la SODEC (220 000 $ en deniers publics l'an dernier), est un réseau d'une quarantaine de salles, pour la plupart situées dans les régions, dans lesquelles on présente certains soirs du cinéma d'auteur. Centres culturels, auditoriums, établissements scolaires, salles de spectacles se transforment alors en salles de cinéma, le temps de deux petites représentations. Et ça marche. Dans un texte publié hier dans Le Devoir, la directrice générale de l'Association des cinémas parallèles du Québec, Martine Mauroy, affirmait que le réseau s'enrichissait de deux ou trois nouveaux lieux chaque année.

Or, depuis que la première «fenêtre de diffusion» en salle est de plus en plus restreinte avant la sortie d'un film en DVD, certains longs métrages auraient fait l'objet de présentations dans ces salles parallèles alors que leur carrière n'était pas encore terminée sur le circuit commercial. D'où la notion de «concurrence déloyale» aux yeux de l'APCCQ. Cela peut se comprendre. J'ai en revanche un peu plus de mal à saisir pourquoi un film qui, par exemple, aurait été refusé par l'un des membres de l'APCCQ à Sept-Îles ne pourrait pas prendre l'affiche dans une salle Réseau Plus de la même ville sans que le distributeur ne se fasse retirer des écrans ailleurs. Il est où le préjudice dans un tel cas de figure? Elle est où la concurrence déloyale? Pouvez-vous m'éclairer, monsieur Venne?

«C'est très clair, a répondu le président. Le préjudice vient du fait que l'exploitant d'une salle commerciale est obligé de maintenir un film à l'affiche pendant au moins deux semaines, à plusieurs séances par jour. Il doit aussi vendre ses billets au tarif prescrit. À partir du moment où une salle parallèle, subventionnée, obtient une primeur qu'elle peut mettre à l'affiche pour deux soirs seulement en vendant ses billets d'entrée à tarif réduit, j'estime qu'il y a là préjudice pour nos membres.»

Le feu aurait de surcroît été mis aux poudres le jour où Réseau Plus aurait intégré des films à vocation plus commerciale dans sa programmation. Certains intervenants parlent de cas isolés, d'autres estiment que cette pratique est récurrente. «À ce que je sache, des films comme Shrek, Borat, Nitro ou Ma tante Aline ne sont pas exactement ce qu'on peut appeler des films d'auteur!" fait remarquer Marcel Venne.

Bref, la guerre est engagée. Et cet épineux dossier prendra encore un moyen bout de temps avant de se régler. Nous évoluons en effet ici dans un domaine où ententes tacites, lois non écrites, territoires protégés et autres droits acquis caractérisent un marché dont le mode de fonctionnement est pratiquement le même depuis des décennies. Or, la façon dont nous «consommons» désormais les films en salle a radicalement changé depuis 10 ans. Il serait peut-être temps de trouver un nouvel équilibre avant que les cinéphiles ne fassent les frais d'une querelle dont ils ont du mal à saisir les enjeux.

C'est mon opinion. Et je la partage.