Je n'ai pas encore le droit de vous parler de Cruising Bar 2. Théoriquement, oui, je pourrais. La grande première médiatique ayant eu lieu lundi, plusieurs médias électroniques se sont d'ailleurs déjà prononcés. Mais comme le film de Michel Côté, conçu et livré «à la demande générale», ne prend l'affiche que vendredi prochain, nous publierons la critique «officielle» le lendemain de la sortie, comme il est d'usage.

Cela dit, nous sommes présentement au coeur d'une opération promotionnelle si gigantesque qu'il convient de se rafraîchir un peu la mémoire. Comme les mots «film culte du Québec» ne cessent d'être répétés à gauche et à droite, je me suis en effet amusé à reculer dans le temps, histoire de remettre un peu les choses dans leur contexte. Retour, donc, sur Cruising Bar no. 1.

Tout d'abord, il faut se rappeler qu'au moment où cette comédie a pris l'affiche, il y a maintenant 19 ans, la situation du cinéma québécois n'était en rien comparable à celle d'aujourd'hui. Les succès populaires étaient rares (c'était encore l'époque du «Si c'est québécois, ça doit être plate!»), et les institutions ne comptaient pas encore sur la notoriété personnelle des humoristes (et des vedettes de la télé, pourrait-on ajouter) pour construire leur «industrie».

Le succès historique qu'a obtenu Cruising Bar était d'ailleurs largement dû à l'affection profonde que les gens portaient - et portent toujours - à Michel Côté. Puisque Cruising Bar 2 respecte à la lettre - pour le meilleur et pour le pire - l'esprit du film original, il y a fort à parier qu'un succès similaire sera au rendez-vous près de 20 ans plus tard. Mais revenons à notre propos.

Dans votre journal favori, le 21 octobre 1989, un professeur de cinéma de Jonquière, Pierre Demers, écrivait une lettre pour expliquer à son fils, très fan du film, pourquoi on devait s'inquiéter du succès de Cruising Bar.

«Ce film inaugure l'ère du cinéma de comédien-vedette qui draine tout un projet, avait-il écrit. Les bailleurs de fonds ne misent que sur des critères économiques et publicitaires. Ce sont CES critères qui marchent toujours, film après film.»

Cette missive, assez visionnaire merci, a pourtant été rédigée bien avant Les Boys. Et bien avant l'instauration du système des enveloppes à la performance. L'histoire a prouvé qu'un certain équilibre - bien que contesté - a été maintenu entre le cinéma de création et les productions à vocation plus populaire, mais on voit bien que ces préoccupations ne datent pas d'hier.

Je ne suis pas devin, mais j'ai l'impression que le fossé qui a séparé public et critiques en 1989 sera aussi large en 2008. Voyez un peu ce qu'on a écrit sur le film à l'époque: «Un Cruising Bar peu subtil», était le titre qui coiffait la critique de notre collègue Huguette Roberge. «On a du mal à lire au-delà du premier degré cette comédie technique, c'est-à-dire pas très subtile, et peu touchante.»

Dans le Voir, Éric Fourlanty relève «les situations caricaturales au possible, et surtout, défaut impardonnable pour une comédie, des situations qu'on voit venir de loin».

Dans un texte intitulé «La décadence de l'humour», Francine Laurendeau, alors collaboratrice au Devoir, décrit ainsi l'enfer du cinéphile: «C'est d'être condamné à visionner, pour l'éternité, les pires films qu'il a vus dans sa vie. Si je suis damnée, dans mon enfer, il y aura Cruising Bar». Franco Nuovo, alors chroniqueur cinéma au Journal de Montréal, estime que «l'hallucinante performance de Côté ne suffit malheureusement pas à dissimuler la minceur du scénario, la faiblesse des dialogues, les lacunes de la mise en scène, et une structure dramatique insupportable, soutenue par un montage obstinément répétitif.»

Qu'avais-je pensé de mon côté? Pas beaucoup de bien non plus, même si je ne m'étais pas exprimé publiquement. À cette époque, encore jeune et fou (et mince comme un fil), j'animais depuis un an, avec mon vieux chum Gilles Durocher (un chic type qui, depuis, a «relevé de nouveaux défis» dans un autre domaine), une émission consacrée au cinéma à la radio CIBL.

Par curiosité, je suis allé fouiller dans l'une des deux immenses boîtes entreposées au fond de ma remise poussiéreuse, là où dorment depuis des années tous les enregistrements - quelques centaines - de ces émissions. Voilà, la cassette est juste ici. Projection spéciale no. 46 - diffusion 12 octobre 1989.

Au programme: points de vue sur Cruising Bar, Monsieur Hire, Drowning by Numbers et Les cigognes n'en font qu'à leur tête. Invité: Patrice Leconte. C'est l'ami Durocher qui fut chargé de donner le verdict sur Cruising Bar: «Une comédie cheap comme on en faisait au Québec il y a 15 ans!».

Pour ceux qui ne seraient pas très forts en maths, cela nous ramène en plein dans les années 70, glorieuse époque marquée par les chefs-d'oeuvres de Claude Fournier, dont Les chats bottés et La pomme, la queue et les pépins... Mettons que ça situe.

Même si Cruising Bar a été décrié de façon quasi unanime, son immense succès public le rendrait-il noble au point d'obtenir aujourd'hui le statut de «film culte»?

«Dans mon livre à moé», comme dirait l'autre dans une autre comédie à succès, la réponse est non.