Sept mois plus tard dans les Maritimes, Stephen Harper s'est enfin réveillé. L'amendement du projet de loi C-10 sur le cinéma n'aura pas lieu. Les conservateurs ont cédé à la pression et fait marche arrière. Les cinéastes canadiens peuvent respirer à nouveau sans craindre la censure dans leur cinéma ou dans leur sommeil. Bravo.

Reste que cette bonne nouvelle, lancée comme un bonbon à la dernière minute et en désespoir de cause, n'excuse pas tout. Elle n'efface pas l'attitude méprisante du premier ministre et de ses sbires à l'égard des artistes. Depuis le début de la campagne, pas une fois notre ex-futur premier ministre a-t-il été capable de se montrer gentil, poli ou même intéressé au sort des artistes de ce pays.

 

Mais comme il n'est jamais trop tard pour bien faire, je l'invite à se rendre dès aujourd'hui au cinéma ONF de la rue Saint-Denis. On y présente jusqu'au 16 octobre un bijou de petit film, un documentaire de 88 minutes 12 secondes dont le titre est inspiré d'une chanson de Charles Aznavour: J'me voyais déjà.

De quoi s'agit-il? D'un sujet brûlant d'actualité: les jeunes artistes de demain, oui, vous savez ces futurs enfants gâtés, qui selon Stephen Harper vont passer leur vie à toucher des subventions et à se plaindre dans de riches galas télévisés. Eh bien! un jeune cinéaste du nom de Bachir Bensaddek a braqué son objectif sur 13 de ces futurs ingrats.

Vous aurez compris que j'écris futurs ingrats par pure déformation conservatrice. En réalité, il s'agit de 13 futurs acteurs que le cinéaste a suivis pendant une année complète en plantant sa caméra dans leur habitat naturel: à savoir les classes, les studios et les couloirs du Conservatoire d'art dramatique de Montréal où ces jeunes apprennent comment jouer la comédie, comment laisser monter l'émotion, comment aborder même le plus petit rôle avec générosité, comment être à l'écoute de l'autre, bref tout sauf comment se plaindre le ventre plein pendant un riche gala télévisé.

Or, si Stephen Harper prend le temps d'aller voir ce film, les leçons qu'il en tirera risquent d'ébranler le mur de ses certitudes et de fissurer le ciment de son idéologie. Dès les premières scènes, le premier ministre va en effet découvrir que l'expression «enfants gâtés» ne tient pas la route, surtout lorsqu'on la colle sur Mathieu, le seul diplômé du film qui entame sa première saison sur le marché du travail en vivant de petits contrats éphémères et peu payants. Pendant cette première année du reste de sa vie, le seul grand rôle qui sera confié à Mathieu sera le rôle de serveur au café Le placard, au kiosque de fruits et légumes Mont-Royal et à la cabane à patates, Patate Mallette.

À mesure que le feu sacré de Mathieu s'abîme (mais ne s'éteint pas) contre les récifs de la réalité, ses anciens camarades qui terminent leur dernière année au Conservatoire se rongent les sangs en se posant mille et une questions. Vont-ils réussir à trouver un agent? À se faire un nom? À pouvoir vivre de leur métier? À jouer plus que six soirs par année? À gagner décemment leur vie?

Autant d'interrogations financières et existentielles qui ne risquent pas d'être résolues avant longtemps. Alors que les diplômés redoutent le moment où ils devront s'engager vers la sortie, ceux qui les remplaceront, piaffent déjà à l'entrée, animés par l'unique et ardent désir d'être admis au Conservatoire. C'est le cas de Marie-Michèle et Benoît qui quittent chacun leur patelin pour venir s'installer en ville et préparer les auditions qui, croient-ils, leur ouvriront les portes du paradis.

À travers les regards pleins d'espoirs de ceux qui sortent comme de ceux qui entrent, c'est toute la fragilité d'un métier sans assurances, sans garantis et sans filet de sécurité qui ressort, rendant la quête de ces jeunes d'autant plus touchante.

Enfants gâtés, vous avez dit? Pas une fois pendant les 88 minutes 12 secondes du film n'ai-je senti que ces jeunes se préparaient pour une croisière dorée sur le paquebot de la culture subventionnée. J'ai plutôt senti qu'ils envisageaient avec lucidité une vie où le doute serait maître et où il n'y aurait jamais rien d'acquis. Malgré cela, pas un d'entre eux ne songe à abandonner ce qui, à leurs yeux, demeure le plus beau métier du monde.

Cela ferait le plus grand bien à Stephen Harper, tout comme à Josée Verner et à Jean-Pierre Blackburn, le dernier conservateur en lice à traiter les artistes de privilégiés, de passer ne serait-ce qu'une heure avec ces jeunes. Ils y apprendraient comment la flamme pour l'art naît, comment elle refuse de s'éteindre en dépit des obstacles et de l'adversité et comment dans cet univers, les ventres sont vides longtemps avant d'être pleins. À la fin de cette heure, peut-être que Mister Harper et ses sbires verront enfin la lumière au bout du tunnel étroit de leurs préjugés.