Un peu comme tout le monde, j'étais sceptique quand les Jutra ont vu le jour, il y a 11 ans, sous la houlette du producteur Roger Frappier et de Michel Coulombe, alors directeur des Rendez-vous du cinéma québécois. Peu de longs métrages étaient produits à l'époque. Et leur part de marché était anémique (environ 4%). Dans ces circonstances, comment diable trouver quatre candidatures intéressantes pour meubler les différentes catégories année après année?

Aujourd'hui, la soirée des Jutra est devenue incontournable, voire indispensable. Et c'est justement parce qu'elle est devenue le symbole même de la vitalité de la cinématographie québécoise que son processus de sélection, surtout au premier tour de scrutin (celui qui détermine les nominations) suscite autant d'intérêt. Et de questions.

Peut-être est-ce une crise de croissance. Peut-être serait-il aussi temps d'ouvrir les catégories à une cinquième entrée. Toujours est-il qu'encore une fois cette année, les mises en nominations ont parfois révélé des choses bien étranges. Nous n'entrerons pas ici dans les détails, mais je joins quand même ma voix à celles de tous ceux qui déplorent l'absence inexplicable de Tout est parfait dans la catégorie du meilleur film.

Qu'on appuie ce système ou pas, un fait demeure: un seul long métrage peut logiquement prétendre à une vraie victoire le 29 mars. Il n'y a en effet que Ce qu'il faut pour vivre qui peut se vanter d'avoir été nommé dans les trois catégories phare de l'événement: film, réalisation et scénario. C'est un peu absurde.

Pour fin de compréhension, et pour répondre aussi à ceux qui, inévitablement, posent encore la fameuse question, «cou'donc, qui vote?», rappelons ici le mode de scrutin, que nous publions dans ces pages pratiquement chaque année.

Toutes les associations professionnelles québécoises liées de près ou de loin au milieu du cinéma sont mises à contribution, un peu sur le même principe que celui emprunté par l'Académie aux Oscars. Au cours d'un premier tour de scrutin, les membres de chaque association déterminent les finalistes dans les catégories relatives à leur champ d'activité.

Les acteurs votent pour sélectionner les finalistes dans les catégories d'interprétation; les cinéastes dans celle de la réalisation; les scénaristes dans celle du scénario, et ainsi de suite. Cette année, 11 associations professionnelles ont été invitées à participer au processus. Chaque association a la responsabilité de soumettre à la direction des Jutra les noms de leurs membres admissibles.

Pour les associations regroupant moins de membres, il s'agit d'un jeu d'enfant. Pour un syndicat comme l'Union des artistes, l'exercice est beaucoup plus périlleux. Comment repérer, parmi tous les membres de l'UDA, ceux dont l'expertise se révèle pertinente dans un scrutin destiné à reconnaître l'excellence dans le domaine du cinéma?

Il fut ainsi déterminé que les artistes ayant récemment travaillé sous contrat avec l'Association des producteurs de films et de télévision du Québec (APFTQ) ont droit de vote. À eux s'ajoutent aussi les voix de membres «non associés» (concepteurs sonores, mixeurs, etc.), qu'aucun syndicat ne représente.

Des 7000 bulletins envoyés, environ 1500 reviennent dûment remplis. Une fois la liste des finalistes annoncée, un deuxième tour de scrutin est alors organisé dans le but d'élire les gagnants des Jutra au suffrage universel. C'est-à-dire que l'ensemble des professionnels, peu importe l'association dont ils font partie, votent alors dans toutes les catégories consacrées aux longs métrages de fiction.

Grâce à ce système (ou à cause de lui), 20 des 32 longs métrages de fiction admissibles dans la course ont obtenu au moins une nomination cette année. Plus que n'importe quelle autre information divulguée à propos des Jutra, c'est cette statistique-là qui me laisse pantois. Cela veut dire que plus de 60% des longs métrages de fiction produits chez nous se retrouvent au tableau d'honneur. Or, à mes yeux, une cérémonie de ce genre devrait célébrer l'excellence, le travail d'exception. À plus de 60% de représentativité, on parle plutôt ici de participation. Et l'exception réside du côté de ceux qui ne sont PAS retenus. On est à l'envers du sens.

Certains diront qu'il s'agit là d'un trait de caractère bien de chez nous, tributaire de cette manie que nous avons de toujours tout remettre à niveau pour ne déplaire à personne. Et de réclamer un hochet pour tout le monde. Comme un besoin insatiable de reconnaissance. Dieu merci, il n'y a pas encore de dissensions aux Jutra du genre de celles qui ont miné les Gémeaux («Comment ça, j'ai pas de prix? Je boude, bon»), mais on sent bien, à la lumière de la liste des finalistes de la prochaine soirée des Jutra, établie après le premier tour de scrutin, qu'une réflexion est nécessaire. Heureusement, un rééquilibrage s'effectue habituellement toujours au deuxième tour. Dans ce contexte, Ce qu'il faut pour vivre fera un lauréat tout à fait honorable.