Une copie 70 mm flambant neuve avait cette année-là été présentée au Festival de Cannes. Dans la foulée, Lawrence of Arabia avait repris l'affiche en salle partout sur la planète dans toute sa classique splendeur. C'était il y a 20 ans. Une époque où, eh oui! mes tout-petits, Montréal comptait encore un parc de salles digne de ce nom au centre-ville, même s'il était déjà en voie d'extinction.

Si ma mémoire est fidèle, c'est au Cinéma de la Place du Canada (ou était-ce celui de la Place Ville-Marie?) que j'ai enfin pu voir sur grand écran le chef-d'oeuvre de David Lean. Je n'étais pas seul. Une toute nouvelle génération de spectateurs était alors conviée à vivre ce spectacle cinématographique exactement de la même façon que les cinéphiles du monde entier l'avaient vécue 27 ans plus tôt.

Je m'attendais bien entendu à voir un grand film. Et je l'ai vu. En revanche, jamais je n'aurais pu me douter que cette expérience, d'une durée de près de quatre heures, serait d'abord de nature musicale. Le cinéaste tenait en effet à ce que le spectateur soit plongé dans l'ambiance avant même la levée du rideau. Pour ce faire, il exigeait que la salle soit plongée dans l'obscurité pour laisser toute la place à la pièce musicale d'ouverture, laquelle se laissait alors entendre sans aucun support visuel pendant près de cinq minutes.

Cette musique - inoubliable - était celle de Maurice Jarre. De toutes les trames musicales que le célèbre compositeur français a signées, celle de Lawrence d'Arabie restait probablement la plus précieuse à ses yeux. Non seulement cette partition exceptionnelle lui a-t-elle valu une renommée mondiale et le premier de ses trois Oscars, mais elle a aussi jeté les bases d'une complicité féconde avec un cinéaste dont les images lui inspireront ses plus beaux effluves musicaux.

La première commande ne fut toutefois pas facile à remplir. Appelé par le producteur Sam Spiegel, Jarre devait au départ composer la musique du générique seulement et travailler à l'orchestration d'une partition élaborée par deux autres compositeurs. Ces derniers ne pouvant pas livrer leurs partitions dans les délais prescrits, Jarre a dû accoucher de l'intégralité de la trame musicale en un temps record de six semaines!

Il passa d'ailleurs les premiers jours à visionner environ 40 heures de plans tournés dans le désert de Jordanie. «Quand j'ai vu ces magnifiques photos de désert, j'étais tellement impressionné que l'inspiration est venue automatiquement, a-t-il déclaré dans une interview publiée sur le site cinezik.org. On pouvait sentir le sable, sentir la chaleur. J'avais l'impression de ne pas être dans un désert mais plutôt dans une sorte de paysage onirique.»

Il existe par ailleurs un document visuel magnifique sur YouTube: un extrait capté lors d'un concert organisé en hommage à David Lean en 1992, soit quelques mois après la disparition du vénérable cinéaste anglais. On voit Maurice Jarre diriger le Royal Philarmonic Orchestra pendant une interprétation grandiose de sa partition écrite 30 ans plus tôt. L'émotion tangible qui submerge alors le compositeur témoigne de l'affection particulière qu'il éprouvait pour cette oeuvre, mais aussi pour un cinéaste qui lui a laissé un formidable espace de création.

Il y a un mois et demi, le Festival de Berlin a rendu hommage à Maurice Jarre en lui remettant un Ours d'or pour sa contribution exceptionnelle au septième art. Ce fut sa dernière apparition publique.

À 84 ans, gravement atteint d'un cancer, le père de Jean-Michel avait quand même tenu à se déplacer pour recevoir l'honneur, sachant très bien que l'on célébrait, par la même occasion, un chapitre révolu de l'histoire du cinéma. Comme un hommage à une époque où la notion de spectacle cinématographique n'avait pas du tout le même sens que celui qu'on lui donne maintenant.

«Les grands cinéastes avec qui j'ai eu le bonheur de travailler sont tous disparus, avait-il alors déclaré. Et puis aujourd'hui, la mode est au rythme frénétique. On ne sait plus si ça relève du domaine de la musique ou de celui des effets sonores!»

Autrement dit, les grands compositeurs de musiques de film tendent à se faire aujourd'hui plus rares, tout simplement parce que leur rôle s'est transformé au fil des ans.

«Une bonne musique de film doit être le contrepoint de l'image, de l'atmosphère d'un film, et non son illustration, aimait répéter Jarre. Il faut éviter la paraphrase et la redite. Je suis complètement contre l'idée selon laquelle la meilleure musique de film est celle que l'on n'entend pas. David Lean m'a appris qu'on ne devait pas entendre le début ni la fin d'une musique de film. Elle doit s'y fondre. Il faut être subtil et la faire entrer très doucement.»

Maurice Jarre a été inhumé hier à Los Angeles.

Veillée funèbre

Puisque nous sommes dans les nouvelles tristes, rappelons qu'Ex-Centris ferme ses deux salles dimanche (le Parallèle continue, Dieu merci). Pour l'occasion, une veillée funèbre est organisée à 21h ce soir. Les cinéphiles montréalais endeuillés sont invités à se vêtir en noir et à manifester leur chagrin en silence devant le Complexe (funéraire?). Pour rendre hommage au grand disparu, des cierges seront allumés à sa mémoire. Des fleurs pourront aussi être déposées. Décidément, la vie est bien moche parfois.