Ils sont drôles. À quelques heures de la soirée d'ouverture du 34e TIFF, il fallait les voir rôder dans les couloirs du Sutton Place Hotel, badge accroché au cou et teint déjà pâle, à tenter de retrouver leurs marques. Et parfois même leurs esprits.

C'est qu'ils sont tous sur le gros nerf. Tous. Journalistes, professionnels et relationnistes «hyperventilent» à qui mieux mieux en se prêtant à l'exercice le plus périlleux de leur année cinéma : construire un horaire réaliste pendant les neuf prochains jours.

À Toronto, tenir son agenda à jour tient en effet du pari impossible. On le sait. On s'y prépare. Pourtant, année après année, on tombe dans le panneau. Une projection incontournable en chevauche une autre, laquelle déborde forcément sur l'heure fixée pour une interview en tête en tête avec un cinéaste de renom, une rencontre avec un acteur en vedette dans un film apprécié, ou une conférence de presse à laquelle participent des superstars.

Au cours des derniers jours, nous en étions encore au stade des confirmations, à tenter d'insérer des trucs immanquables dans des plages de 15 minutes, toujours dans l'ordre du «si» et du «peut-être».

Une fois l'horaire établi, c'est le vertige. Comme celui que ressent l'alpiniste à la veille de gravir l'Everest.

À cet égard, le TIFF est beaucoup plus difficile à «gérer» que les autres festivals sur le plan de l'organisation. D'abord, les journalistes canadiens (et québécois) ont accès beaucoup plus facilement aux artisans qu'ailleurs, étant donné que la plupart des titres phares ont déjà été acquis par un distributeur local. Si des interviews en tête en tête à Cannes relèvent pour nous de l'ordre du fantasme, elles se concrétisent bel et bien à Toronto. Il faut ainsi évaluer toutes les possibilités. Et faire les meilleurs choix.

Le TIFF ne comportant pas de section compétitive, aucun événement n'est ciblé de façon plus particulière dans le programme non plus. Cela complique un peu les choses, car plusieurs projections de films importants ont lieu simultanément.

Chaque année, la question de la place qu'occupe Toronto à l'échelle internationale est par ailleurs soulevée dans les médias locaux. Qui situent généralement le TIFF au deuxième rang des festivals de cinéma les plus importants du monde, soit tout de suite après Cannes. Si l'on tient compte des grosses affaires qui se brassent ici, oui, sans doute.

Tant qu'il ne prendra pas le risque de se mouiller vraiment en intégrant le circuit des festivals compétitifs, je crois pourtant que le TIFF n'existera jamais vraiment ailleurs que dans l'esprit des professionnels. Et celui du public torontois.

Un amant du cinéma, peu importe où il se trouve dans le monde, sera tenté d'aller faire un détour pour voir un film lauréat d'une Palme d'or à Cannes, d'un Lion d'or à Venise, ou d'un Ours d'or à Berlin.

Avez-vous déjà entendu un cinéphile parisien ou new-yorkais faire un choix en fonction d'une sélection à Toronto? Moi pas. Sans section compétitive, un festival de cinéma, aussi riche, aussi gigantesque soit-il, peut difficilement s'inscrire dans l'imaginaire collectif international.

Le miroir du monde

Je ne pourrai jamais oublier. Il était 10 h 30. Je sortais de la projection de Monsoon Wedding. J'avais une course à faire, une enveloppe à récupérer, laissée pour moi à la réception d'un bureau torontois qu'occupait à l'époque le service publicitaire de La Presse, au 20e étage d'un édifice du centre-ville. J'entends beaucoup de sirènes sur la rue Bloor. Je n'y prête pas attention. Je monte. Carmen me reçoit. J'ai l'habitude de déconner un peu avec elle. Elle affiche un air plutôt grave. «- Ça va Carmen? - Oui, moi ça va. As-tu remarqué que le monde est en train de s'écrouler? - Quoi ? Mais qu'est-ce que tu racontes?»

C'est comme ça que j'ai appris que deux avions avaient percuté de plein fouet les tours du World Trade Center, et qu'un autre s'était abattu sur le Pentagone. Pendant la descente, l'écran de l'ascenseur était branché sur CNN. J'ai alors vu les premières images. Je suis retourné, incrédule, au cinéma Varsity, où ont lieu les projections de presse du TIFF. Tout le monde s'agglutinait autour des écrans de télé installés dans le hall. Professionnels et journalistes, dont plusieurs Américains, étaient en état de choc.

Quand les tours se sont écroulées en direct, plusieurs n'ont pu retenir leurs larmes. À 12 h 30, le festival a éteint tous ses projecteurs. Quatre heures plus tard, le directeur Piers Handling, livide, annonçait la suspension des activités pour le reste de la journée. «Toronto est en état d'urgence», avait-il déclaré sur un ton grave et solennel. Le TIFF reprendrait le lendemain sans plus aucune trace de glamour.

Jeanne Moreau, venue présenter Cet amour-là, fut de la première conférence de presse «post attentats». La grande dame a su trouver les mots.

«Bien sûr, il est difficile d'exprimer à quel point nous sommes impuissants et désolés dans pareilles circonstances, avait-elle dit. C'est pourquoi j'estime important de nous réunir tous ensemble. Nous sommes libres. Nous n'avons pas le droit de nous arrêter de vivre. Nous avons la chance de pouvoir exposer les différentes facettes du monde dans lequel on vit. Le cinéma est le miroir du monde.»

C'était il y a huit ans. C'était un 11 septembre.