L'un était une marque: la marque super sans plomb Falardeau, nous offrant à chaque sortie publique l'image du pourfendeur au poing serré, du pur et dur de l'indépendance, ultranationaliste tonitruant et tapageur, perpétuellement en colère contre ceux qui n'étaient pas de son bord, vedette populiste et populaire, champion de la calomnie et de l'injure, enflammant les foules avec sa rhétorique brutale de cuirassé Potemkine.

> Notre dossier sur le décès de Pierre Falardeau

L'autre, c'était Pierre, le gars au sourire moqueur et engageant que j'ai rencontré pour la première fois dans un couloir de l'ONF au milieu des années 80. Ce Pierre-là, qui n'avait pas encore 40 ans, était un homme drôle, humble et attachant, épris de cinéma, débordant d'admiration pour les Pierre Perrault et les Gilles Groulx qu'il considérait comme ses maîtres, conscient de ses limites et pas entièrement convaincu de son propre talent.

Avec son complice, ami d'enfance et âme damnée Julien Poulin, il avait déjà plusieurs courts métrages à son actif dont le célèbre Pea Soup, vidéo ethnographique et réquisitoire cinglant sur un peuple né pour un petit pain, écrasé par une minorité riche, arrogante et anglophone.

Pea Soup avait bien fait quelques vagues au moment de sa sortie en 1979, mais jamais autant, quelques années plus tôt, que On est au coton, le documentaire censuré de Denys Arcand sur les conditions lamentables des ouvriers du textile québécois. À l'époque, c'était Arcand le héros courageux et champion de la censure. Pas Falardeau.

À l'époque, Falardeau n'existait pas encore médiatiquement. Personne ne le reconnaissait dans la rue. Personne ne l'invitait dans des émissions de télévision. Il n'était pas encore un saint martyr québécois ni un héros de la résistance. Et s'il avait déjà une grande gueule, elle était souvent tempérée par son ouverture d'esprit, par son sens de l'humour et par sa grande empathie.

Le Pierre que j'ai connu dans les couloirs de l'ONF était un bon gars, curieux, intelligent, allumé, mais bon au sens qu'il n'y avait rien de dur, de cassant ni de blessant chez lui. C'était essentiellement un gars à l'écoute des autres, même ceux qui ne partageaient pas ses valeurs et ses idées.

Le cinéaste Jean-Claude Lauzon n'était-il pas un de ses meilleurs amis? Les Colocs avaient beau chanter avec dérision, «Maudit que le monde sont beau dans les films de Jean-Claude Lauzon», Pierre n'aurait jamais songé une seule minute à renier son ami, même si celui-ci gagnait 10 fois plus d'argent que lui et roulait en Mercedes et en Harley.

Quand on a connu ce Pierre-là, difficile d'accepter le Falardeau qu'il est devenu, ce personnage pétri dans la pâte de la démagogie, caricature de lui-même, vieux bougon gonflé par la demande populaire, criant trop fort pour finalement mieux permettre aux autres de se taire.

En même temps, ce Falardeau n'est pas né spontanément du jour au lendemain. Il s'est forgé au fil des rejets et des trop nombreux refus essuyés auprès des institutions culturelles, qui ont tout fait pour l'empêcher de faire du cinéma alors qu'il avait un talent indéniable, comme l'ont prouvé Le party, Le steak, Octobre et 15 février 1839, des films à l'humanisme et à l'humanité poignantes.

Si ce Falardeau-là n'avait pas rencontré sur sa route autant d'obstacles, de censure, de faux-fuyants et de mauvaise foi, s'il n'avait pas dû se battre avec l'énergie du désespoir pour ne pas mourir artistiquement, peut-être serait-il resté le Pierre chaleureux et attachant que j'ai rencontré dans les couloirs de l'ONF.

Si en plus, il n'avait pas été le produit d'une société où le consensus mou et le refoulement de la parole sont tels qu'ils finissent par générer des excès contraires, peut-être que Pierre n'aurait pas accepté de devenir la soupape d'une industrie nationale de la hargne et du ressentiment.

Mais à quoi bon s'attarder à ce qui n'a pas été. Pierre a fini par devenir Falardeau, un homme dont je me suis progressivement éloignée et que j'ai fini par ne plus reconnaître sauf pour ce sourire en coin, affectueusement moqueur, vestige du Pierre d'autrefois. C'est de ce Pierre-là que je veux me souvenir aujourd'hui, même si je sais très bien qu'il y a toujours eu du Falardeau en lui.

Repose en paix, mon vieux, et laisse-moi une dernière fois te citer en répétant ce que tu as si bien dit quand Lauzon est parti. Salut, maudit Falardeau à marde. Bon voyage. Pense à nous autres de temps en temps. Nous autres en tout cas, on t'oublie pas.