Rohmer est mort. Son cinéma, lui, est intact. Sa légende, éternelle.

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Celle du littéraire érudit, devenu rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, puis fer de lance de la Nouvelle Vague avec ses jeunes compagnons d'armes: Godard, Truffaut, Chabrol. Celle du cinéaste des «contes moraux».

Le cinéma a perdu hier, à l'âge de 89 ans, «l'un des plus grands représentants des cinéastes cinéphiles», comme l'a rappelé à juste titre le délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux.

Eric Rohmer cultivait depuis plus d'un demi-siècle un cinéma intelligent et raffiné, libre de contraintes, subtilement provocateur, léger seulement en apparence. Sa démarche d'auteur, prolifique, était constante et cohérente. Plus qu'une façon de faire, le cinéma de Rohmer se voulait une façon d'être.

Selon le cliché, tout cinéphile est rohmérien, ou ne l'est pas du tout. Il se trouve forcément dans un camp ou dans l'autre, prisonnier d'une dichotomie obligatoire: adepte d'un cinéma cérébral, exigeant et classique, ou au contraire, imperméable à une vision dite austère, verbeuse et traditionaliste du septième art.

Eric Rohmer est devenu, pour ses détracteurs, le symbole janséniste d'un cinéma ennuyeux et rébarbatif. Un cinéma intimiste de tradition française, ancré dans des valeurs dépassées, noyé dans des dialogues soutenus et précieux.

Pour ses admirateurs, irréductibles, il restera à jamais l'incarnation de l'insoumission du septième art à l'air du temps. Patient laboureur de terres fertiles, philosophe de l'image, décanteur du verbe, dont l'éloquence littéraire a fait l'élégance de l'art. Un artisan noble.

Certains ont réduit à une convention, d'inclination théâtrale, le cinéma d'Eric Rohmer. Son oeuvre est pourtant beaucoup plus complexe. Rohmer n'était pas le révolutionnaire en constante ébullition qu'est Godard. Il n'avait pas l'ambition artistique de Truffaut, mais on a tort de lui reprocher une certaine forme de classicisme.

Rohmer, très discret et effacé, n'a jamais renié les choses du passé. Cela ne fait pas pour autant de lui un réactionnaire ou un nostalgique. Le pari de Rohmer ne fut sans doute pas d'être le plus moderne des cinéastes de la Nouvelle Vague. Pari relevé quoi qu'il en soit, à l'arrivée, tout naturellement.

J'ai découvert Eric Rohmer à l'adolescence, par ses premiers «contes des quatre saisons». J'ai été immédiatement séduit par ce ton languide. Puis ces contes-ci m'ont mené à ces contes-là. Coup de coeur pour les «contes moraux», pour ce cinéma spirituel, du questionnement philosophique, des jeux de l'amour et du hasard, mais aussi du sens et du sensuel. Un cinéma du doute, de l'infidélité, du destin, du mystère, de la jeunesse.

Celle, insolente, de Laurence de Monaghan, faisant baver d'envie Jean-Claude Brialy dans Le genou de Claire. Jeune première chargée d'érotisme, comme aimait les mettre en scène Rohmer. Le recruteur de nouveaux talents nous fit aussi découvrir dans ce film Fabrice Luchini, âgé d'à peine 19 ans, comme il révéla Arielle Dombasle et Pascal Greggory dans Pauline à la plage (les trois acteurs furent plus tard réunis dans L'arbre, le maire et la médiathèque).

Mes plus beaux souvenirs de Rohmer se trouvent dans le regard (au destin tragique) de Pascale Ogier dans Les nuits de la pleine lune, dans la beauté indolente de Melvil Poupaud dans Conte d'été, et surtout, dans les tiraillements éthiques de Jean-Louis Trintignant, pris entre le feu brûlant de Françoise Fabian, la candeur bienveillante de Marie-Christine Barrault et le pari de Pascal. Ma nuit chez Maud, un chef-d'oeuvre intemporel.

Eric Rohmer le cinéaste est né avec la Nouvelle Vague, il y a 50 ans. Il a été reconnu tardivement, à presque 50 ans. Aujourd'hui, la Nouvelle Vague disparaît un peu plus avec sa mort.