Octobre 1970. Plus de 450 Québécois sont arrêtés, intimidés, enfermés – certains pendant plusieurs jours –, puis relâchés sans accusations formelles. Michel Brault a 42 ans. Le cinéaste-phare du cinéma direct, avec ses complices Gilles Groulx et Pierre Perrault, ne vit pas la crise directement, mais à travers les bribes d’information diffusées dans les médias.

Dans Le Devoir, Brault lit une nouvelle intrigante sur un cas de discrimination à Sainte-Rose, impliquant le frère d’un ami de jeunesse. En s’y intéressant de plus près, il découvre peu à peu les humiliations subies par les victimes de la Loi sur les mesures de guerre. Il met la main sur la liste des gens arrêtés et interroge une cinquantaine de personnes, à Montréal, Chicoutimi et Québec, dont Gérald Godin et Pauline Julien.

«Je me suis servi de tous ces témoignages pour constituer une sorte de scénario, dit Michel Brault, rencontré cette semaine. J’ai tout classé chronologiquement, sur des fiches, en notant des phrases précises et des détails, comme un lacet brisé ou un paquet de chips livré en prison. Je crois que c’est ce qui rend le film réaliste, vivant, humain.»

C’est Pierre Gauvreau, alors directeur de la production à l’ONF, qui consent à Michel Brault un budget de quelques milliers de dollars pour la scénarisation des Ordres. Le cinéaste d’Entre la mer et l’eau douce met 15 jours à tirer un scénario de ses nombreuses fiches, en mai 71. Gauvreau (l’un des signataires du Refus global) est ravi, mais ses patrons de l’ONF refusent de produire le film, «probablement pour des raisons politiques», croit Michel Brault.

La SDICC, l’ancêtre de Téléfilm Canada, refuse également de financer le projet. Pendant deux ans, le scénario des Ordres est remisé sur une tablette. Michel Brault, découragé, n’y croit plus.

En 1973, les producteurs Claude Godbout et Guy Dufaux tombent par hasard sur le scénario et relancent Michel Brault. «Je crois qu’ils l’ont trouvé dans un panier», dit en riant le directeur photo de plusieurs des plus grands films québécois (Mon oncle Antoine, Les bons débarras).

Réécrit afin d’obtenir l’aval de la SDICC, qui reprochait au film de pouvoir être confondu avec un documentaire, Les ordres obtient enfin un budget de 250 000 $, auquel contribuent de nombreux indépendantistes (dont Yvon Deschamps). Mais deux semaines avant le début du tournage, la production constate un dépassement de 10 000 $ et propose de sacrifier une séquence de rafle, mettant en scène plusieurs dizaines de figurants.

Michel Brault refuse, jugeant la scène essentielle. «Le coût de la pellicule était beaucoup moins cher à l’époque en noir et blanc, contrairement à aujourd’hui, dit-il. Alors je leur ai proposé de tourner en noir et blanc, ce qui faisait mon affaire, pour sauver 20 000 $.»

Le distributeur menace de ne pas diffuser le film en salles s’il n’est pas en couleurs. Brault suggère donc, à la blague, de le tourner à moitié en noir et blanc, à moitié en couleurs. L’idée colle. Mais plutôt que de filmer la liberté en couleurs et la vie carcérale en noir et blanc, le cinéaste fait le contraire. «C’est mon côté gamin, se souvient le cinéaste de 82 ans. Je me suis vite rendu compte que c’était intéressant parce qu’on avait une information de plus sur la vie en prison, que l’on connaissait mal.»

C’est aussi pour se dédouaner auprès des subventionnaires que Michel Brault a l’idée originale de demander aux acteurs de se nommer à la caméra et de présenter leurs personnages. Un procédé ingénieux, d’une formidable fluidité, qui ajoute à la subtilité de ce grand film, et magnifie les prestations mémorables de Claude Gauthier, Louise Forestier, Hélène Loiselle, Guy Provost et Jean Lapointe.

C’est par hasard que Michel Brault a décelé le potentiel dramatique de Jean Lapointe. «Je me méfiais des comédiens de théâtre au cinéma. Je trouvais les chanteurs comme Claude (Gauthier) plus naturels. Quand j’ai vu Jean Lapointe dans OK & Laliberté, j’ai su intuitivement qu’il pourrait jouer un gars tragique.»

«Michel Brault m’a appris à jouer», estime Jean Lapointe, limité jusque-là à des rôles comiques. «J’étais fédéraliste à l’époque, dit l’acteur, qui quittera son poste de sénateur en décembre. Je le suis encore, mais beaucoup moins. Le tournage des Ordres m’a ouvert les yeux sur ce qui s’était vraiment passé. J’en ai été traumatisé pendant un mois.»

Dans le concert de louanges qui a accompagné la sortie du film, à l’automne 1974, il y eut quelques couacs retentissants. L’ancien felquiste et journaliste Pierre Vallières reprocha à Brault d’avoir «manqué son coup» en dépolitisant son oeuvre, et René Lévesque salua «un tableau convaincant du «comment» de cette honteuse opération d’abaissement collectif», tout en regrettant que le «pourquoi» et le «qui» ne soient pas évoqués «avec insistance».

«Je ne suis pas journaliste d’enquête, dit Michel Brault humblement. Ce n’est pas pour me disculper, mais ce n’est pas mon travail. J’ai fait un film sur l’humiliation. En prenant bien des précautions pour que ce qui soit raconté soit authentique.»

Lauréat de nombreuses récompenses au Canada, Les ordres, parrainé en France par Claude Lelouch, a valu à Michel Brault le prestigieux Prix de la mise en scène du Festival de Cannes, en 1975. Un prix remporté ex-aecquo avec Costa-Gavras, à la barbe de Martin Scorsese, Werner Herzog et Michelangelo Antonioni.

«C’est un beau souvenir. Mais des répercussions, il n’y en a pas eu beaucoup, dit le cinéaste en riant. Ce n’était pas comme aujourd’hui. Il y a seulement Pierre Nadeau qui m’a téléphoné pour me féliciter, c’est tout! Je gagnerais un Prix de la mise en scène aujourd’hui que ça sauterait de partout.»